Arnaud Dumond et Pedro Sierra : "Clásico X Flamenco"

mardi 16 novembre 2021 par Claude Worms

Arnaud Dumond et Pedro Sierra : "Clásico X Flamenco" - un CD Dumond/Sierra, 2021.

Malgré un premier coup de maître signé Rafael Riqueni et José María Gallardo del Rey ("Suite Sevilla" — JMS Records, 1993), la discographie des duos guitare classique/guitare flamenca reste des plus réduite. José María Gallardo del Rey a récidivé avec Miguel Ángel Cortés ("Lo Cortés no quita lo Gallardo" — Editorial Reyana, 2015), tandis que Pedro Soler et Philippe Mouratoglou nous livraient leurs versions de compositions d’Isaac Albéniz ("Rumores de la Caleta (Albéniz et le Flamenco)" — Vision Fugitive, 2014) et que José Luis Montón et David González s’attaquaient à un répertoire plus éclectique, composé de deux pièces de leur crû (farruca et soleá) et d’œuvres de Gaspar Sanz, Santiago de Murcia, Manuel de Falla et Esteban de Sanlúcar ("Clavileño. Suite Clásico-Flamenca" — Cozy Time, 2012). La première originalité d’Arnaud Dumond est de ne pas s’être contenté de rencontres occasionnelles. Son amour du flamenco remonte à ses années d’apprentissage : aussi poursuit-il depuis une vingtaine d’années son dialogue avec des tocaores, d’abord avec Vincent Le Gall ("Flamme & Co" — Savarez, 2009), puis avec Jean-Baptiste Marino, Samuel Rouesnel "Samuelito" et, actuellement, avec Pedro Sierra. "Clásico X Flamenco" est donc une rencontre au sommet de deux maîtres compositeurs-guitaristes, mûrie de longue date.

Leur version de la Sarabande de Haendel, extraite de la quatrième Suite pour clavecin HWV 437 et rendue universellement célèbre par la bande sonore du film Barry Lyndon, nous semble être un excellent manifeste du projet esthétique du duo. Il s’agit d’abord de démontrer qu’une œuvre musicale, aussi rebattue soit-elle, est toujours susceptible de nouvelles lectures et porteuse de nouvelles émotions — presque toutes les pièces du programme sont des hits et pourtant, grâce au talent des deux musiciens, des surprises. On voudra bien ici pardonner au chroniqueur d’être un peu technique. Avant d’être une danse solennelle dans ses adaptations pour la Cour de France (cf. les nombreuses sarabandes qui peuplent les tragédies lyriques de Lully), la zarabanda fut "baile de ida y vuelta" jugée obscène et conséquemment censurée en Espagne par les autorités politiques et ecclésiastiques. Elle partageait cette sulfureuse réputation avec la chaconne, la passacaille, etc. ou la folia, dont elle est très proche, du moins dans cette version de Haendel. La composition est construite sur une basse obstinée en Ré mineur divisée en deux périodes de huit mesures à 3/2, la première modulant à la dominante, la seconde revenant à la tonique, soit, en réduisant l’harmonie à sa plus simple expression : || Dm | A | F | C | Gm | Dm | Gm | A || Dm | A | F | C | Gm | F | A | Dm ||. On remarquera que les six dernières mesures de la première période sont à peu près similaires à ce qu’un tocaor nommerait une cadence "por medio" (mode flamenco sur La). Arnaud Dumond et Pedro Sierra ont transposé l’original en Fa# mineur (le premier jouant nous semble-t-il avec un capodastre à la deuxième case, donc sur des positions d’accords de Mi mineur) : le mode flamenco relatif est alors celui de Do# flamenco ("por rondeña"). Aussi l’introduction de Pedro Sierra est-elle une rondeña dans les règles de l’art, magnifique d’ailleurs, qui prélude idéalement à l’exposition du thème. Selon l’usage baroque, la suite est constituée de diferencias, d’abord en paraphrases mélodiques, puis en arpèges et enfin en diminutions virtuoses (picado). Les falsetas du répertoire flamenco traditionnel peuvent souvent être analysées également comme des variations sur des basses obstinées ; c’est sans doute la raison pour laquelle Pedro Sierra est audiblement chez lui dans cette sarabande, qu’il orne avec le plus grand naturel. Comme dans sa version pour guitare soliste (ŒUVRES pour GUITARE seule. Vol. 2 — Kithara, 2001), déjà en Fa# mineur, Arnaud Dumond prend grand soin de rendre très présente la basse obstinée (souvent soulignée par des attaques très sèches, surtout quand elle est à découvert), ce qui n’était pas vraiment le cas de la transcription fondatrice d’Andrés Segovia mais est l’un des impératifs des versions pour clavecin ou pour orchestre, du moins pour les enregistrements les plus recommandables. Bien que jouant sur un instrument "moderne", il a aussi retenu les leçons des interprétations historiquement informées, notamment en ce qui concerne les notes "inégales" — d’où le dynamisme de cette réalisation qui, avec l’apport de la guitare flamenca et un choix de tempo judicieux, ménage un juste équilibre entre la componction lullyste et la saveur de la zarabanda. Les cinq versions qui suivent vous permettront, du moins nous l’espérons, de mieux percevoir la logique des métamorphoses de cette sarabande, jusqu’à celle réalisée par notre duo.

Galerie sonore

Haendel : Sarabande (Olivier Beaumont)
Haendel : Sarabande (Voices of Music)
Haendel : Sarabande (Andrés Segovia)
Andrés Segovia · George Frideric Handel/Andrés Segovia - The Art of Segovia (2002)

Haendel : Sarabande — clavecin : Olivier Baumont (Erato, 1996)

Haendel : Sarabande — ensemble Voices of Music

Haendel : Sarabande — guitare : Andrés Segovia (Deutsche Garmmophon, 1953)

Haendel : Sarabande (Arnaud Dumond)
Arnaud Dumond · Arnaud Dumond · Arnaud Dumond · Arnaud Dumond/Works for Guitar Vol. 2 (Œuvres pour Guitare Vol. 2) (2001)
Haendel : Sarabande (Arnaud Dumond et Pedro Sierra)
Arnaud Dumond Pedro Sierra/Clasico Flamenco

Haendel : Sarabande — guitare : Arnaud Dumond (Kithara Music, 2001)

Haendel : Sarabande — guitare : Arnaud Dumond et Pedro Sierra (Dumond/Sierra, 2021)

Rassurez-vous, nous nous abstiendrons dorénavant de ce genre d’analyse pesante et passablement cuistre, tant la musique parle d’elle-même. On trouvera dans le programme cinq autres must de la guitare "espagnole" (et argentine). D’abord deux versions de l’adagio du Concierto de Aranjuez (Joaquín Rodrigo), la première étant un simple duo concertant guitare soliste / accompagnement en accords. Avouons que nous avons été plus intéressé par la seconde, por bulería, Pedro Sierra assurant le compás en arpèges et rasgueados alors que la guitare d’Arnaud Dumond chante a compás. Quatre autres adaptations-recréations nous sont précieuses, d’abord par leur virtuosité jubilatoire : le zapateado de Joaquín Rodrigo, le "Libertango" d’Astor Piazzola, la danse espagnole de la "Vida breve" de Manuel de Falla et "Asturias" d’Isaac Albéniz. Chacune est précédée d’une introduction signée de l’un ou l’autre des deux guitaristes, qui nous prépare à leur dégustation. Nous avons écrit "recréations" car, si les partitions sont scrupuleusement respectées quant à leur esprit, et par moments quant à leur lettre, leur impact est totalement renouvelé par une profusion d’idées originales, véritables feux d’artifice de contrechants, d’échanges de motifs mélodiques, de brefs fugatos, de trémolos fugitifs, de "remates" en picado notes contre notes (cf. danse espagnole de la "Vida breve") — nous en oublions évidemment, par exemple ces traits d’humour dans le zapateado, des glissandos tranchants qui fleurent bon la tarentelle (3’54-3’58). Surtout, les interprétations sont constamment polychromes, sans jamais que l’on ressente une quelconque recherche de l’effet pour lui-même. Pedro Sierra use avec un bon goût constant de tous les effets sonores du toque. Arnaud Dumond joue de la guitare classique en flamenquiste : nous voulons dire par là que sa main droite est d’une mobilité exceptionnelle, ce qui lui permet de donner à chaque note le poids, la qualité d’attaque et le timbre qu’elle exige. C’est ainsi qu’après le prélude, le leitmotiv de "Libertango" est exposé en un treillis de pizzicatos qui lance une redoutable machine motorique mettant d’autant mieux en valeur le lyrisme du thème mélodique qui suit. Les chorus coulent alors de source : Pedro Sierra en picado alla Paco de Lucía / Arnaud Dumond plus délicatement mélodique / Pedro Sierra en mixte trémolo-picado / Arnaud Dumond en paraphrase harmonique. "Asturias", initialement prélude des "Chants d’Espagne" (op. 230, 1896-1897), mais inséré a posteriori par une facétie éditoriale dans la "Suite espagnole" composée par Isaac Albéniz dix ans plus tôt, est rendue à la fougue d’origine des verdiales (ou "malagueñas de baile" à l’époque du compositeur) par le swing et le détaché pianistique du motif de basse (Arnaud Dumond) ponctué de contretemps rageurs en rasgueados (Pedro Sierra). L’épisode central retrouve la densité harmonique de la partition pour piano par l’arrangement à quatre voix (mais deux guitares). Là encore, nous vous en proposons trois versions aussi différentes qu’également délectables.

Galerie sonore

Albéniz : Asturias (Esteban Sánchez)
Albéniz : Asturias (José María Gallardo del Rey et Miguel Ángel Cortés)
Albéniz : Asturias (Arnaud Dumond et Pedro Sierra)
Arnaud Dumond Pedro Sierra/Clasico Flamenco

Asturias (Isaac Albéniz) — piano : Esteban Sánchez (Ensayo, 1968)

Asturias (Isaac Albéniz) — arrangement et guitare : José María Gallardo del Rey et Miguel Ángel Cortés (en public lors du XVe "Moscow International Festival Guitar Virtuosos", 2021)

Asturias (Isaac Albéniz) — arrangement et guitare : Arnaud Dumond et Pedro Sierra (Dumond/Sierra, 2021)

Le programme est complété par quatre composition originales. La première, cosignée par les deux guitaristes ("Jardines del Sur") commence par l’obscurité d’arpèges chromatiques et progresse vers la lumière de la voix de La Tobala, via une mélodie élégiaque à deux voix. Cette brève "Nuit dans les jardins d’Espagne" est discrètement animée par un ostinato rythmique, façon boléro, du percussionniste David Chupete — le même rythme était déjà apparu en filigrane, comme un trait d’union, à la fin de la sarabande qui précédait cette pièce. Les quelques interventions de David Chupete sont d’ailleurs toutes des régals (cf. danse espagnole de "La Vida breve"). Arnaud Dumond interprète seul l’un de ses beaux préludes-épigrammes (ils le sont tous ; celui-ci est le n° 22). Pedro Sierra et La Tobala nous offrent ensuite un diptyque ("Les oiseaux"). Son premier volet est un beau trémolo por granaína, réminiscent des procédés harmoniques des guitaristes-compositeurs de la fin du XIXe siècle (Francisco Tárrega), ce qui aurait ravi Manuel Cano ; le second est un cante por bambera ad lib., avec réponse des deux guitaristes. Enfin, la dernière pièce associe une valse du guitariste-compositeur brésilien Dilermando Reis, finement ciselée par le rubato d’Arnaud Dumond, à l’arrangement pour deux guitares de "My Lady Boleyn’s Complaint", déjà enregistrée par le guitariste (ŒUVRES pour GUITARE seule. Vol. 2) : une composition anonyme de la Renaissance, dont la basse obstinée est à nouveau traitée en diferencias, ce par quoi "Clásico X Flamenco" se clôt comme il avait commencé avec la sarabande de Haendel.

Nous avons noté que deux pièces de cet album avaient déjà été enregistrées par Arnaud Dumond. Nous ne résistons pas au plaisir de vous proposer d’autres extraits de cet album. Les "Cinq Haïkus atonaux", qui pourraient être sous-titrés "Études de silences habités", nous ont rappelé certaines compositions pour piano de Federico Mompou ("Música callada") et d’Abel Decaux ("Clairs de lune").

En concert, les "9 Leçons de Ténèbres" reprennent le dispositif baroque : trois leçons lors des trois derniers jours de la Semaine Sainte, à l’issue desquelles ont éteignait un à un neuf cierges. Il faudrait naturellement les écouter en continuité, mais nous nous sommes limité à quatre d’entre elles, dont un "Chant profond" qui pourrait être une siguiriya ad lib.

Pour notre plus grand bonheur, Arnaud Dumond ne compose pas que pour la guitare. Nous lui devons une œuvre de grande ampleur que nous ne saurions trop vous conseiller de découvrir, si ce n’est déjà fait : musique pour chœur et orchestre (dont une messe et un requiem), musique de chambre (avec ou sans guitare), musiques de film et de scène, musique électroacoustique, etc.

Galerie sonore

Cinq Haïkus atonaux
Arnaud Dumond/Works for Guitar Vol. 2 (2001)
Leçons de Ténèbres (extraits)
Arnaud Dumond/Works for Guitar Vol. 2 (2001)

Cinq Haïkus atonaux — composition et guitare : Arnaud Dumond

Neuf Leçons de Ténèbres (extraits, version 2020) : V ("Chant profond") / VI ("Sarabande lointaine") / VII ("Eruptio") / IX ("Jubilus") — composition et guitare : Arnaud Dumond.

Arnaud Dumond

Claude Worms


Haendel : Sarabande (Olivier Beaumont)
Haendel : Sarabande (Voices of Music)
Haendel : Sarabande (Andrés Segovia)
Haendel : Sarabande (Arnaud Dumond)
Haendel : Sarabande (Arnaud Dumond et Pedro Sierra)
Cinq Haïkus atonaux
Leçons de Ténèbres (extraits)
Albéniz : Asturias (Esteban Sánchez)
Albéniz : Asturias (Arnaud Dumond et Pedro Sierra)
Albéniz : Asturias (José María Gallardo del Rey et Miguel Ángel Cortés)




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