Université Littoral Côte d’Opale : Le flamenco dans tous ses états

samedi 29 mai 2021 par Claude Worms

Lise Demayer, Xavier Escudero, Isabelle Pouzet Michel (direction) : Le flamenco dans tous ses états : de la scène à la page, du pas à l’mage, Boulogne-sur-Mer, Université Littoral Côte d’Opale (Unité de Recherche sur l’Histoire, les Langues, les Littératures et l’Interculturel), 2021 – textes en français et en espagnol, 407 pages.

Dirigé par Lise Demeyer, Xavier Escudero et Isabelle Pouzet Michel, la récente publication de l’Unité de Recherche sur l’Histoire, les Langues, les Littératures et l’Interculturel de l’Université Littoral Côte d’Opale témoigne de la vitalité et de la variété de la recherche universitaire française sur le flamenco. Sous le titre "Le flamenco dans tous ses états : de la scène à la page, du pas à l’image", l’ouvrage regroupe vingt articles signés par vingt-et-un chercheurs, représentant une bonne part de la géographie universitaire hexagonale, à laquelle il convient d’ajouter l’Université de Séville et celle de Luxembourg : Aix/Marseille, Bordeaux, Bourgogne/Franche-Comté, Grenoble/Alpes, Limoges, Lorraine, Montpellier, Paris (Panthéon-Sorbonne, Sorbonne Nouvelle, Paris Nord, Vincennes-Saint-Denis, Nanterre), Pau et Pays de l’Adour et Rennes – remarquons au passage que la majorité des auteurs sont des autrices (seize contributions).

Flamenco et... esthétique, didactique, engagement (politique, féministe), littérature (roman, poésie, traduction), arts de la scène (ballet, ópera flamenca, théâtre), image (peinture, photo, cinéma) : si les approches sont diverses et souvent innovantes, force est de constater, une fois de plus, que la danse reste la discipline qui focalise l’attention des chercheurs, exclusivement pour six articles, plus ou moins indirectement pour la plupart des autres. Il est d’ailleurs significatif que le titre lui-même ne fasse allusion qu’au baile ("pas"). Peut-être faut-il y voir une conséquence du fait que beaucoup d’universitaires français, et plus encore françaises, impliqués dans la recherche sur le flamenco pratiquent, ou ont pratiqué, la danse flamenca (plus rarement la guitare et moins encore le chant) – ce en quoi leur parcours ne diffère guère de celui de la plupart des aficionado(a)s. Nous ne saurions rendre compte ici de la richesse foisonnante d’une multiplicité d’approches qui renvoient autant aux sources utilisées par les auteurs qu’à leurs biographies et à leurs formations universitaires singulières. Nous nous contenterons donc de suivre l’ordre de présentation des articles en nous efforçant d’en souligner les principaux centres d’intérêt – chacun s’avérant fertile en pistes de réflexion.

Les deux premiers sont d’une remarquable originalité. Corinne Frayssinet Savy (Une écologie sonore de la danse flamenca) analyse le baile, non selon ses catégories classiques (postures, mouvements, chorégraphies, etc.) mais en tant que processus de création sonore, en lui appliquant les concept d’ "écologie sonore" et de "design sonore" (Raymond Murray Schafer, page 1). La percussion des pieds sur le sol, mais aussi les percussions corporelles, sont logiquement au cœur de l’article et replacées dans leur environnement sonore global – performances traditionnelles ou scénographies : "la musique est du son humainement organisé" (John Blacking, page 4) L’auteur fait une intéressante distinction entre le "polvillo", qui "foule le sol sans être sonore" (La gitanilla de Cervantes, page 7) et le zapateado, étudié non comme instrument rythmique mais comme producteur de bruits. En ce sens, la danse flamenca est partie prenante de la musique contemporaine : "Cette approche du son n’exclut pas le bruit comme matériau sonore expérimenté par les compositeurs moderne […]" (page 4). A partir des œuvres de Vicente Escudero et d’Israel Galván, avec quelques allusions à celles de Rocío Molina et d’Andrès Marin, Corinne Frayssinet Savy ébauche une histoire du "zapateado génératif de la danse flamenca" (pages 10 à 13) qui inclut celle des sols et de leurs revêtements, des accessoires et de la sonorisation. Sur ce point, on lui saura gré de s’intéresser à des cocréateurs trop souvent oubliés par les critiques : menuisiers (Pepe Barea) et ingénieurs du son (Pedro J. León Morillo et Manu Prieto, significativement issus de la scène rock). Nous attendons donc avec intérêt la suite de ses investigations, notamment pour le traitement électronique en temps réel du son de la danse flamenca – sur ce point, nous avions été frappé par le travail de Leonor Leal et Jean Geoffroy pour la pièce "Nocturno", que nous avions vue en 2019 au Festival Flamenco de Nîmes.

Anne-Sophie Riegler (Le flamenco : un art outrancier ? Pour un duende en mesure) poursuit sa quête du duende, qui était déjà le sujet de sa thèse, "Les enjeux d’une esthétique du flamenco. Etude analytique et critique du duende". Quoi de plus convenu ? direz-vous. A ceci près que l’auteur étudie cette notion (concept ?) avec la rigueur de l’esthétique musicale analytique anglo-saxonne (Leonard B. Meyer, page 29), ce en quoi elle évite l’expédient méthodologique malheureusement coutumier des flamencologues, une sorte de recyclage flamenco approximativement lorquien des "je-ne-sais-quoi" et "presque-rien" de Jankélévitch, par lequel ils s’exonèrent à moindres frais d’analyses plus substantielles – un travers que l’on retrouve d’ailleurs ça et là dans les articles du livre, dont le duende est avec le baile l’un des motifs récurrents. Il est impossible ici de résumer sans le trahir le contenu d’un article dont chaque paragraphe ouvre de nouvelles perspectives. Il nous semble que son fil conducteur, qui inclut les artistes et le public, est "l’artiste flamenco sur le fil" (page 24), entre "mesure" et "démesure", codification et expression, dans une démarche pour une fois fondée sur des analyses musicales (notamment celles de Philippe Donnier : Flamenco : structures temporelles). Nous nous conterons donc d’hasarder un résumé sous la forme d’un montage de citations, forcément réductrices : "On peut affirmer que le flamenco traditionnel obéit dans tous les cas à deux mesures au moins. La première est le respect d’un ordre immuable dans le déroulement de la performance. […] La deuxième mesure serait le respect des cadres mélodico-temporels." (pages 27-28) / "Puisque c’est toujours en fonction des modèles de référence que chacun des acteurs peut jouir de sa liberté, il s’établit un rapport très serré entre mesure et démesure, la seconde étant dépendante de la première, ou encore entre ce que Francis Wolff appelle la discursivité et l’expressivité. […] Alors que la discursivité renvoie au quoi, l’expressivité renvoie au comment. […] L’expressivité constitue donc une propriété ‘émergente’ de la discursivité." (pages 28-29) / "Cependant, encore faut-il ajouter que le duende n’est pas une émotion parmi d’autres, mais l’émotion maximale, en sorte qu’il faut dire d’avantage encore pour en rendre compte." (page 31) / "[...] Le moment du pic est celui où une limite indépassable est atteinte : on ne joue plus avec les limites, on est dans la jouissance de la limite éprouvée. Mesure et démesure, discursivité et expressivité, fusionnent. L’excès véritable du duende n’apparaît donc pas tant comme la transgression de la mesure, que comme le dépassement de l’opposition entre mesure et démesure." (pages32-33)

Inés Guégo Rivalan (La danse flamenca en observation. Capter l’énergie du danseur ? Regards croisés de Tomás Borrás et Georges Didi-Huberman) se livre à une lecture parallèle de deux textes dont le seul point commun serait qu’ils portent sur deux danseurs-chorégraphes représentatifs des échanges périodiques entre danse flamenca et danse contemporaine, La Argentina et Israel Galván — dans des contextes et avec des options esthétiques au demeurant fort différents. Les auteurs, les époques, les formats etc., tout les rend en effet difficilement comparables : l’écrivain, journaliste et homme de théâtre Tomás Borrás publie en 1931 un article de 2 pages sur La Argentina ; le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman consacre en 2006 une étude de 192 pages à Israel Galván (Le danseur des solitudes). Inés Guégo Rivalan y trouve prétexte à une analyse littéraire virtuose : "Le langage de pantomime et les arabesques de la textualité suivent les mouvements de la danseuse, esquissant et épousant de façon éphémère leur forme et leur rythme. […] Anaphores et répétitions, métaphores et comparaisons s’enchaînent, traduisant les efforts de l’observateur pour trouver les équivalents verbaux aux sensations éprouvées." (pour Tomás Borrás, page 41) / "Le texte se mue en une véritable partition chorégraphique, où les nœuds, ou motifs rythmiques qui brodent la trame de la prose (les tropes, comme les anaphores, les parallélismes, les répétitions ou l’épaisseur sémantique des mots, ou bien encore le choix d’un infinitif impersonnel), suggèrent l’essence de la danse sur la page.[…]" (pour Georges Didi-Huberman, page 45). Avouons cependant que la finalité de l’article nous est restée obscure, malgré le dessein annoncé d’interroger "le lien qui a pu être établi entre danse flamenca et construction d’une grammaire artistique expressive […]". (page 37).

Deux auteurs sont à la fois chercheurs et artistes professionnels, ce qui les conduit logiquement à réfléchir sur la manière dont leurs deux activités interagissent – leurs thèses incluent une production chorégraphique. Dans Ce qui fait flamenco : poétique d’une recherche-création, Carolane Sanchez décrit minutieusement son initiation au flamenco, somme toute courante, de l’orthodoxie mairéniste aux réévaluations critiques ultérieures, puis analyse les expérimentations de Juan Carlos Lérida (ses "pas de côté", pages 64 à 71). Nous avons peiné à comprendre comment le spectacle El paso a résulté de ces recherches, faute sans doute de l’avoir vu et en dépit du recours à des concepts tels que le "corps-palimpseste" ou la "poétique de la spirale". Nous n’avons pas vu non plus Pensaor, de Fernando López Rodríguez ("Performer sa recherche" en danse flamenca : Pensaor, une étude de cas). Par contre, l’auteur nous en livre un commentaire détaillé qui permet en effet de "[…] rendre visible et intelligible autant (son) point de vue épistémologique que (son) engagement esthétique et socio-politique" (page 79). C’est cette fois un aperçu du contenu de sa thèse doctorale qui nous a manqué pour comprendre comment "elle a été nécessaire aussi pour contribuer à la construction de (sa) place d’artiste-chercheur et/ou d’artiste-et-chercheur […]".

Avouons que la contribution de Claude Le Bigot (Peut-on parler de flamenco engagé ?) nous a laissé perplexe. La notion d‘engagement est d’emblée définie dans une acception étroitement politique : "Car il ne suffit pas qu’un texte (la letra de una copla flamenca) fasse référence à un contenu social, pour qu’il soit ipso facto porteur d’une idéologie politique. Un texte est politique, s’il véhicule en même temps une autre vision de la société à venir." (page 99). En ce sens, hormis dans le "flamenco protesta" de la fin du franquisme et de la "transition démocratique", on peinerait en effet à trouver dans le corpus des letras des textes engagés, et l’auteur ne s’en tient que rarement à cette définition liminaire, notamment dans le chapitre consacré au cante minero. Surtout, son étude aurait sans doute gagné à recourir à des sources plus diversifiées. L’auteur cite abondamment Alfredo Grimaldos (Flamenco : une histoire sociale, en effet indispensable), mais la lecture de Pensamiento político en el cante flamenco (José Luis Ortiz Nuevo) lui aurait sans doute permis de mieux documenter la partie consacrée au XIXe siècle (page 100-101). Si l’engagement républicain de certains artistes pendant la Guerre Civile est traité plus précisément (beaucoup manquent cependant à l’appel), on y apprend, non sans étonnement, que les letras d’un fandango republicano, enregistré par Manuel Vallejo en 1931, sont dues à la plume de José Blas Vega, né en… 1942 (page 102). Pour la fin du franquisme et les années de la "transition démocratique", on pourra aussi regretter l’oubli des œuvres théâtrales de La Cuadra de Sevilla ou des pièces chorégraphiques de Mario Maya, sans doute du fait d’une attention trop exclusive apportée aux enregistrements de cante. L’étude nous semble marquée par quelques lieux communs qui auraient mérité un examen critique, ou du moins des affirmations plus nuancées : "Dans la forme, mais aussi dans la mélodie, les coplas mineras, martinetes et carceleras qui disent la misère, la souffrance et les privations sont des chants tristes, pathétiques, inspirés par la désolation." (page 108 – rapprochement pour le moins hasardeux entre des cantes en tout point différents) ; "C’est plus la ligne mélodique, grave, pathétique, déchirée, adoptée par le cantaor qui pourrait inspirer un sentiment de solidarité. Il est vrai que dans ce registre, les tonás, soleás [sic] et tarantas sont plus en phase avec le contenu. Les palos festifs sont moins porteurs de contenus revendicatifs ." (page 109) – même raccourcis intempestifs ; la professionnalisation du flamenco est datée du développement des tablaos dans les années 1960 (page 104) – même ramenée au années 1920 par la note 5, quid des multiples sources attestant le succès des artistes flamencos dans les théâtres dès les années 1860-1870, et des cafés cantantes, dont le public était au moins aussi populaire que celui des tablaos, touristiques ou non ? Surtout, le fatalisme, attribué par nombre d’auteurs aux andalous en général et aux gitans en particulier, aurait permis de "détourner le flamenco de sa fonction revendicative" (page 104). Puisque l’auteur nous convie à oublier sa première définition de l’engagement, rappelons que le "je" des letras incarne souvent un "nous" qui renvoie, sinon à une classe sociale au sens strict, du moins à une opposition de condition sociale entre "los que tienen" et "los que no tienen" ; et que faire le constat d’une situation, d’ailleurs souvent non sans distanciation ironique, ne signifie pas que l’on s’y résigne, ni que l’on désespère de la changer. Deux exemples, parmi une multitude, suffiront ici : "No encuentro otro remedio / que agachar la cabecita / creer que lo blanco es negro" (soleá) – prendre acte d’un rapport de force – No tengo otro remedio – ne signifie pas s’y soumettre) ; " Si me desprecias por pobre / anda, ve y dile a tu madre / que el mundo da muchas vueltas / y ayer se cayó una torre." (tiento – cette letra se passe de commentaires…).

Comme son titre l’indique (Le discours féministe de Patricia Guerrero dans "Distopía") l’article de Julie Olivier est une exégèse éclairante de l’œuvre de Patricia Guerrero, et de celle d’autres bailaora(e)s-chorégraphes (Rosario Toledo, Rocío Molina, Olga Pericet, Manuel Liñán) qui "questionnent la place de la femme dans le flamenco et dans la société." (page 115) Son analyse est nourrie d’une brève histoire du machisme persistant dans les milieux flamencos professionnels, et plus encore aficionados, et d’un regard rétrospectif sur une autre pièce majeure de Patricia Guerrero, "Catedral".

Deux contributions portent sur un phénomène rare et très peu étudié, les productions littéraires de deux artistes flamencos professionnels, toujours en activité pour l’un, ou ayant définitivement troqué la guitare pour se consacrer à l’écriture pour l’autre. Claire Vialet Martinez ("Desde La Alhambra yo te los cuento" de Antonio Campos ou l’émergence d’une fiction flamenca) décrypte le symbolisme de trois contes publiés par le cantaor Antonio Campos (Granada, Publicaciones Diputación de Granada, 2017), à l’œuvre à la fois dans leurs images, leur style narratif et leur structure. Cet ouvrage a été précédé d’un livre-CD inclassable, qui associe des cantes (accompagnés par Pablo Suárez au piano, et non à la guitare) et de textes récités enregistrés (CD) à des illustrations (Rachid Hanbali) et à 38 textes et 3 aphorismes d’Antonio Campos (livre). A propos des trois contes, l’auteur remarque que "fréquenter son œuvre [celle d’Antonio Campos] pousse celui qui la reçoit à s’interroger sur les mots devenus texte, c’est-à-dire sur l’écrit, dans le contexte très particulier du flamenco traditionnellement estampillé ‘culture orale’, mais aussi sur la forme appliquée à ces mots, à savoir les genres". (page 168). A propos du dernier récit, qui met en scène Bobote et El Eléctrico, elle a cette belle formule : "[…] le flamenco s’enrichit d’une nouvelle forme d’expression et la fiction s’enrichit de la contamination par le flamenco avec l’émergence d’un nouveau sous-genre, la bulería littéraire." (pages 186-187) Dolores Thion Soriano-Mollá (Flamenco iniciático : "El guitarrista" de Luis Landero) nous convie à lire les aventures du protagoniste, Emile, selon les codes du roman initiatique : apprenti mécanicien, il pense échapper à sa condition en devenant guitariste professionnel, tente l’aventure à Madrid, de bars en tablaos, avant d’abandonner, découragé par le niveau imposé par Paco de Lucía, et d’opter pour la littérature. Emile est donc le double romanesque de Luis Landero, qui se livre à une description sans concessions de milieu professionnel flamenco pendant le franquisme : "[…] Landero elabora un cuadro bastante grotesco del mundo del flamenco como trampolín económico y social. […] Mucho distaba ese flamenco que allí se cantaba y bailaba como medio para sobrevivir o como pane lucrando del de los grandes maestros que conció Landero en su etapa profesional." (pages 156-157).

Envisagées à partir de la littérature, du ballet, du théâtre, de la photographie et de la peinture, plusieurs articles reviennent sur deux périodisations classiques de l’histoire du flamenco : celle de ses lieux de production scénique – cafés cantantes, Ópera flamenca, tablaos – et/ou celle de sa perception par les milieux intellectuels et artistiques : romantisme et alhambrisme, "antiflamenquismo" de la génération de 98, idéalisation du "jondo" de la génération de 27 (sur l’étroite relation entre ces deux attitudes apparemment opposées, lire le récent ouvrage de Samuel Llano : Notas discordantes. Flamenquismo, músicas marginales y control social en Madrid (1850-1930), Madrid, Libros Corrientes, 2021), liens avec les avant-gardes européennes (notamment en France) récupération "folkloriste-nationale" par le franquisme , etc. Alba Lucera (Mitos, realismo y ficción en el panorama literario del flamenco) dresse une typologie chronologique des œuvres littéraires en relation avec le flamenco : "[…] nos podemos preguntar si hablamos de narrativa en la que el mundo flamenco forme parte de la obra con cierto protagonismo, o de lírica a modo de expresión de los sentimientos que genera el arte jondo […], o bien, de las propias letras flamencas consideradas como poesía y que podemos analizar en diálogo con la lírica tradicional de tipo popular. Junto a esa literatura, podemos incluir también todos los textos, ensayos, artículos y tesis universitarias […]" (page 129) - vaste programme donc, surtout pour un article de 19 pages… Le titre de l’article de Cécile Fourrel de Frettes résume son propos sans qu’il soit nécessaire de nous y attarder plus longuement : De l’écrit à l’écran, regards sur le flamenco dans "Arènes sanglantes" : anti-flamenquisme ou espagnolade ? (1908-1992) – l’étude porte donc non seulement sur le roman de Blasco Ibañez, mais aussi sur ses adaptations cinématographiques.

On saura gré à Marie-Isabelle Diez (Le flamenco d’avant la Ópera flamenca : genèse d’un genre populaire sur les scènes espagnoles à travers la presse (1923-1927)) de nous offrir quelques lumières – neuves, très précisément documentées et rigoureuses – sur un angle mort de l’historiographie flamenca, la période charnière entre le déclin des cafés cantantes et l’ère de l’Ópera flamenca : "La période choisie va de 1923, année qui suit le Concours de cante jondo de Grenade mis en place par Manuel de Falla, car cet événement relance l’intérêt pour le flamenco, au 5 janvier 1927, date à laquelle apparaît pour la première fois dans la presse nationale le terme Ópera flamenca. Deux quotidiens ont été retenus pour cette étude, ABC et La Voz ainsi que la revue hebdomadaire Blanco y Negro. Ces trois titres sont en effet disponibles sur plusieurs années et bénéficient en outre d’un grand tirage." (page 212) . Après une première incursion sur les scènes théâtrales dans les années 1860-1870, les artistes flamencos renouent avec les mondes du spectacle, et se mêlent à des collègues spécialistes de toutes sortes d’autres genres musicaux, en participant aux programmes de variétés présentés par les théâtres et les cinémas madrilènes – sans oublier les multiples "concursos de cante", "jondo" ou non. Surtout, la lecture de cet article nous a appris l’existence de nombreux cabarets et dancings où "les spectateurs s’adonnaient aux danses à la mode, tango, fox-trot et autres shimmys avant d’écouter du cante jondo en deuxième partie." (page 217) – ainsi s’explique mieux la prolifération des "cuplés por bulería" dans les années postérieures (Pastora Pavón "Niña de los Peines", Manuel Vallejo, Canalejas de Puerto Real), imputable aussi à l’essor de la radio et de l’industrie phonographique. Aussi le flamenco est-il rarement nommé comme tel dans les critiques, les annonces de spectacles et les affiches : l’expression prédominante est "cuadro flamenco", ou, moins fréquemment "fiesta" (pages 217-218). La vieille expression "por lo flamenco", qui désigne un style d’interprétation et non un répertoire, subsiste donc sous d’autres appellations, avant la clôture réductrice d’un corpus estampillé comme seul légitime par Antonio Mairena et ses disciples dans les années 1950-1960.

Hélène Frison revient sur l’idylle flamenca des Ballets Russes, non à propos du Tricorne comme de coutume, mais pour comprendre les raisons de la production par Diaghilev d’un spectacle moins connu de flamenco "authentique", Cuadro flamenco, représenté à Paris et à Londres en 1921 avec des décors de Picasso : "En insérant Cuadro flamenco au sein de la programmation de ses ballet, Diaghilev lui attribue du même coup les connotations élitistes et savantes qui sont rattachées à la troupe, à savoir, un spectacle de bon goût destiné à la bonne société, pouvant le cas échéant susciter le scandale par ses propositions avant-gardistes. Cet ‘ennoblissement’ va de pair avec l’addition d’un nom, celui de Picasso." (page 241) – Des Espagnols aux Ballets russes : "Cuadro flamenco".

Marine Deregnoncourt traque le duende dans le Partage de midi de Claudel, dans le texte, sa mise en scène par Yves Beaunesne et surtout le "duo d’amour" joué par Marina Hands et Éric Ruf – une entreprise méritoire autant qu’aventureuse… (El duende, quand le flamenco à son apogée s’impose sur la scène de théâtre : le "Partage de midi" de Paul Claudel). Virginie Giuliana (Les gitanillas de Joaquín Sorolla : la culture flamenca en peinture) explore l’influence sur les peintres espagnols du stéréotype de "la flamenca qui triomphe dans les cercles parisiens et aux Expositions Universelles entre 1855 et 1900". (page 270). En France, la figure de la gitane est le marqueur de l’hispanité mis à la mode par Victor Hugo, Théophile Gautier, Prosper Mérimée, Gustave Courbet, Gustave Doré, Édouard Manet, etc. Pour la peinture espagnole, cette imagerie de la maja, de la "femme indépendante et sublimée", "incluant des accessoires indispensables et aisément reconnaissables, comme le châle de Manille, le peigne, l’éventail et la mantille" (pages 270-271), se nourrit d’une tradition remontant aux XVIIe et XVIIIe siècles (Murillo, Velázquez, Zurbarán et surtout Goya). En confrontant les œuvres de Sorolla à celle de peintres costumbristes (Santiago Rusiñol, Julio Romero de Torres, Francisco Iturrino, José María López Mézquita, José Gutiérrez Solana, Ramón Casas, Isidre Nonell, Ignacio Zuloaga et Hermen Anglada-Camarasa), l’auteur montre comment les portraits de Sorolla s’émancipent progressivement des clichés attachés à cette thématique (analyse des effets de lumière, de couleur, de cadrage…) en privilégiant des représentations de la vie quotidienne : "Dans ces œuvres, Sorolla donne à voir une facette souvent oubliée chez les peintres contemporains, qui est celle de la maternité" (pages 283-284) ; "Aussi Sorolla contribue-t-il à humaniser l’objet de fantasme des hommes, en lui redonnant sa place dans la société comme femme, épouse et artiste." (page 285). La persistance du "flamenco, sa musique, son chant, sa danse, en image métonymique de toute l’Espagne" (page 292) dans la production des peintres postmodernistes catalans, étudiée des années 1890 aux années 1920, apparaît doublement paradoxale : d’une part, du fait de leur ancrage régional, "à une époque où bat son plein la Renaixença, mouvement culturel de renaissance catalane" (page 293) ; d’autre part par le choix d’un thème dont le traitement traditionnel "aurait écarté les Catalans de toute exploration avant-gardiste." (page 296). Aliénor Asselot de Maredsous (L’univers du flamenco chez les postmodernistes catalans au tournant du XXe siècle : espagnolade ou avant-garde ?) l’explique d’abord par la volonté "d’intégrer le marché de l’art parisien, une structure inégalée dans l’Espagne de l’époque" (page 294) – la fureur espagnole (lire "flamenca-gitane") parisienne de l’époque n’est plus à démontrer. Mais "ce n’est pas parce qu’un motif est imposé par le marché que son traitement en est forcément convenu". L’auteur rappelle à ce propos les toiles "flamencas" de Francis Picabia, Sonia et Robert Delaunay, María Blanchard, Ferdinand Hodler et Kees Van Dongen (pages 297). Aussi s’attache-t-elle à démontrer, à partir des catégories d’apollinien et de dyonisiaque (Nietzche), que les "postmodernistes catalans s’attachent donc progressivement […] à privilégier les couleurs et les formes sur le dessin, à dissoudre le sujet au profit du traitement, ce qui, déjà, préfigure l’abstraction." (page 309). "Si le flamenco est chargé d’une telle énergie transgressive, observe-t-on dans l’espace de la toile une contamination de cette transgression au moment de peindre le flamenco ? Existe-t-il une manière ’dionysiaque’ de peindre la danse ? Assiste-t-on chez les postmodernistes à ce qu’Emmanuel Pernoud nomme dans le cas d’Henri de Toulouse-Lautrec une ‘transmission du chorégraphique au graphique’ ?" (page 302). La lecture des analyses de tableaux de Fernando Álvarez de Sotomayor, Hermen Anglada-Camarasa, Claudio Castelucho et Isidre Nonell (emploi de la couleur ; lignes, perspectives et décor) nous a convaincu que le flamenco fut pour ces peintres "une forme de détonateur esthétique, de déclencheur de modernité […]." (page 314). Olivia Pierrugues retrace une histoire de la photographie de flamenco, originale parce qu’elle s’attache, non à celle de la danse qui en est logiquement le sujet dominant, mais à celle du chant (Notes pour une histoire photographique du chant flamenco (années 1860-1970), qu’elle inscrit "dans une évolution historique, socio-politique et esthétique, depuis les premiers portraits (dans les années 1860) jusqu’aux changements de code à partir des années 1970." (pages 319-320), "depuis l’indifférenciation du corps cantaor au sein de la première iconographie ‘flamenca’, casticista et costumbrista de la fin du XIXe siècle, en passant par l’âge d’or du portrait professionnel pendant l’époque des cafés cantantes, son aseptisation dans les portraits des premières décennies franquistes, avant une revalorisation lors du renouveau de la photographie documentaire à partir de la fin des années 1950, qui permet au photographe une meilleure pénétration du flamenco de uso et au spectrum la possibilité de devenir spectator et même parfois, mas plus rarement, operator." (page 323) – cette périodisation est illustrée par des photographies de Charles Clifford (La Alhambra. Gitanos bailando, 1862, Emilio Beauchy (Café El Burrero, 1888 et portrait de La Parrala, ca. 1889), Antoni Espuglas (portraits de Pastora Pavón "Niña de los Peines", années 1920, plus deux illustrations anonymes de la cantaora, en position de chant, por fiesta et por saeta, pour le livre Arte y artistas flamencos de Fernando "el de Triana", 1935), Isabel Steva "Colita" (José Menese y Juan Gómez en las barracas de Montjuïc, 1963), Robert Klein (La Fernanda de Utrera, 1981) et José Lamarca (José Menese et Terremoto de Jerez, 1973). Au terme de son étude, l’auteur conclut que "malgré cette évolution constante, il est encore possible de classer les corps cantaores selon plusieurs catégories perméables à partir desquelles les photographes continuent de travailler : les corps posés en studio ; les corps naturels au sein de leur environnement quotidien, qui nous permettent d’observer aujourd’hui d’intéressantes archives de photographie vernaculaire ; les corps scéniques – depuis la photographie de spectacle comme simple enregistrement du réel jusqu’à des propositions plus personnelles comme celle de René Robert ou les travaux récents de Diego Gallardo López, Rufo ou Claudia Ruiz ; enfin, les corps fictionnels au sein de mises en scène de photographes contemporains comme Ruven Afanador ou Javier Caró." (pages 336-337). Enfin, Francisco J. Escobar Borrego et Emilio J. Gallardo-Saborido inscrivent nos deux chronologies (cf. ci-dessus) dans la géographie urbaine du centre de Séville. La description de leur projet pédagogique, Sevilla, ciudad flamenca : un paseo histórico-artístico (2019) convoque, en un dialogue entre musique flamenca, musique "classique-nationaliste" et littérature, Silverio Franconetti, Antonio Chacón, Manuel de Falla, Manuel Torres, Manuel Machado, Joaquín Turina, etc. (dans l’ordre de leur entrée en scène). Les auteurs prennent soin, pour chacune des cinq stations du parcours, de replacer ces artistes dans leurs contextes professionnels (cafés cantantes, Alameda de Hércules, Sección de Literatura del Ateneo de Sevilla etc.) et de suivre la persistance de ces lieux de mémoire dans le flamenco et la littérature postérieurs – Flamenco y divulgación científica : experiencia didáctica de la ruta Sevilla, ciudad flamenca (con pervivencia de M. Machado, J. Turina y « La Corte del Faraón).

Avec Cécile Bertin et Anne-Sophie Riegler, Vinciane Tracart dirige à l’Université de Limoges un atelier de traduction de coplas et Letras (Laboratoire EHIC – Espaces Humains et Interactions Culturelles) qui a ceci de particulier qu’elle entend produire des textes chantables. C’est dire la difficulté de la tâche, qui impose la restitution en français de la versification, des accentuations, du placements des mélismes sur certaines syllabes – voire de la prononciation andalouse (élisions comprises) –, des originaux. C’est donc en experte qu’elle dresse un panorama exhaustif de "tous les ouvrages et documents incluant des traductions de coplas ou de letras", publiés en France de 1896 à nos jours. "Cet état des lieux vise à en présenter la diversité et, dans la mesure du possible, la démarche des traducteurs et leurs objectifs seront détaillés […]." (page 357), selon une classification en trois catégories : "traductions au sein d’ouvrages divers" (livres généralistes sur le flamenco, articles de sites internet, textes associés à des recueils de dessins ou de photographies, à des bandes dessinées et à des romans), dont le point commun "reste la place relativement limitée accordée aux letras traduites, puisque ces ressources abordent d’autres aspects du flamenco […]." (pages 361-362) ; "cas intermédiaire des CD et des programmes de spectacles de flamenco" ; "recueils dédiés à la traduction de coplas et de letras flamencas", que l’auteur analyse à juste titre plus longuement selon leurs objectifs : recueils scientifiques, voire didactiques (c’est notamment le cas de l’ouvrage bilingue de Danielle Dumas, Chants flamencos. Coplas flamencas, 1973) ; à l’inverse, recréations très libres et éloignées des textes originaux (333 coplas populaires suivies de 33 coplas sentencieuses du folklore andalou, anonyme, 1946 ; Flamencos : une approche du grand chant flamenco et de la poésie populaire chantée en Andalousie, Mario Bois, 1985) ; entre ces deux options, "des recueils de coplas et letras en français ayant pour finalité une traduction littéraire, voire poétique, tout en conservant proximité avec le texte original et fidélité à l’esprit du flamenco" (diverses publications de Guy Lévis Mano, 1951-1965). Autant de précieuses suggestions de lecture pour nos lectrices et lecteurs.

Contrairement à la majorité des articles de ce livre, celui de César Ruiz Pisano s’intéresse, non à l’histoire du flamenco, mais au flamenco d’aujourd’hui, pour ne pas écrire de demain, qui plus est à propos de l’œuvre de la musicienne la plus controversée de ces dernières années, Rosalía Vila Tobella "Rosalía". Remercions d’abord l’auteur de ne pas verser dans les controverses stériles, Rosalía ne méritant peut-être pas cet excès d’honneur, mais assurément pas cette indignité – ses censeurs patentés préfèrent ordinairement l’invective et l’insulte gratuites à une écoute un tant soit peu attentive de l’objet de leur indignation. Au contraire, il étudie avec la rigueur et le respect qu’il mérite son dernier album en date, El mal querer (2018), en s’attachant à la fois à sa musique, ses textes, son iconographie et aux clips vidéos qui accompagnèrent son lancement. Commentant un propos de l’artiste, selon lequel "todo está inventado", l’auteur annonce les grandes lignes de son analyse : "Tras esta falsa modestia, se esconden años de preparación, de estudio, de escenario, de colaboración y de trabajo, mucho trabajo, para sacar a la luz una obra que hace de su frase, ‘todo está inventado’ una especie de antítesis con la obra misma : en ella las influencias son numerosas, y por ser influencias implican un referente exterior, pero la originalidad es abrumadora y por ello marca un distanciamiento con aquel referente. Así, en este artículo vamos a realizar un recorrido por el universo audiovisual aflamencado, urbano, millennial y altamente simbólico viendo cómo Rosalía se ha sumergido en el acervo cultural patrimonial del flamenco para sacar la esencia que a ella le inspira como creadora de un espacio nuevo." (pages 337-338). Conformément à cette feuille de route, El "romance millennial" de "Los Ángeles" a "El mal querer". (Re)invenciones icónicas de Rosalía, liste d’abord les sources flamencas et/ou aflamencadas de l’œuvre de Rosalía – à qui Pepe Habichuela déclara un jour "Cantas como una vieja –, en s’attardant sur son précédent enregistrement, Los Ángeles (2017) : Manolo Caracol, Manuel Vallejo, Luis Molina, Pasora Pavón "Niña de los Peines", Juan García, Rafael Farina, Enrique Morente, Pilar López, Niño Marchena, Antonio Molina, Juanito Valderrama, Angelillo, Miguel de Molina et Manuel Torres (page 342) – on appréciera au passage l’absence volontaire de classements hiérarchique ou chronologique. Toutes influences recréées "por lo flamenco", selon la tradition originelle d’un flamenco ouvert à son environnement musical (cf. ci-dessus), depuis la culture vernaculaire "callejera" de ce début du XXIe siècle (reggaeton, trap, rap, pop, rock etc.). César Ruiz Pisano analyse ensuite la symbolique des textes d’El mal querer, et de l’imagerie qui les accompagne (livret de l’album et vidéoclips) : "La forma que elige Rosalía es, según nosotros, el ‘Romance millennial’. Con esta denominación nos referimos a la creación de una obra artística cuya temática sigue el topos del ‘mal amor’ medieval cuya forma recuerda los diferentes palos del flamenco y la copla." (page 345) – référence à Flamenca, roman occitan du XIIIe siècle. Ajoutons que l’écriture de cet article est à l’image de son sujet : "Desde el flamenco de Los Ángeles hasta la rumba urbana ‘F*cking Money Man (Miliónaria Dio$ No$ Libre Del Dinero)’ o en la letra de ‘A Palé’ (donde la artista dice : "To’ lo que invento me lo trillan / chándal, oro, sello y mantilla / restos de caviar en la vajilla, mi Kawasaki va por seguiriya", Rosalía no cesa su empeño de (re)invertarse para contar (y mostrar en imágenes) a la mujer y al hombre de nuestro siglo quienes son aquellos que escuchan reguetón, trap, pop, rock y que se extasían al escuchar a Camarón. Su romance no está pues terminado, le queda mucha música por explorar." (page 353). Lo dicho…

Claude Worms

Université Littoral Côte d’Opale





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