La XXIe Biennale de Flamenco... en streaming (4)

samedi 3 octobre 2020 par Claude Worms

Dorantes : "Identidad".

La Tremendita : "Tremenda".

Église San Luis de los Franceses / 30 septembre 2020

Dorantes : "Identidad"

Composition et piano : David Peña Dorantes

Nous n’avions plus écouté Dorantes depuis le concert qu’il avait donné en trio avec Francis Posé et Javi Ruibal au Pan Piper de Paris en décembre 2017, pour y présenter son dernier album pour le label Flamenco Scultura, "El tiempo por testigo... A sevilla ". Cette fois, et contrairement à ses derniers récitals dans le cadre de la Biennale de Flamenco de Séville, il ne s’agissait pas de la première d’un nouveau projet discographique, mais d’une biographie musicale contée par le pianiste, en solo - "Quiero tocar lo que soy", déclara-t-il au début du concert. Le cadre de l’église San Luis de los Franceses s’y prêtait parfaitement : plus qu’à des auditeurs, il s’adressait à une petite centaine de confidents privilégiés. Les deux bis successifs résumaient en un digne épilogue le parcours d’une œuvre et d’une vie, entre lyrisme pudique et exubérance rythmique : d’abord la "música callada" (Mompou...) d’une nana extraite de "Sur" (EMI, 2010) ; puis le motorisme alla Prokofiev de "La máquina" (extraite de "El tiempo por testigo... A Sevilla"). Le programme avait préalablement plongé plus loin dans le passé, jusqu’à son premier opus ("Orobroy" - Crhysalis, 1998), avec quelques thèmes d’"Oleítas mare" insérés dans les alegrías.

Taranta, soleá, rondeña, alegrías, siguiriya, tangos, etc., aucune composition ne ressemblait vraiment à ses antécédents discographiques, Dorantes s’y étant rarement livré au périlleux exercice du solo. Il est d’autant plus remarquable que le compositeur n’ait jamais cédé à la facilité de figurations du chant ou de techniques guitaristiques pour remplacer les parties vocales et les arrangements instrumentaux des enregistrements originaux. La seule exception à ce parti-pris, qui le distingue de la plupart des pianistes flamencos, fut la belle transcription du trémolo de "Oración" (album "Tauromagia" - Polydor, 1988), justifiée par sa dédicace à Manolo Sanlúcar. Il s’était déjà adonné aux notes répétées en forme de trémolo dans une autre rondeña plus ancienne, "La promesa del alba" de l’album "Paseo a dos", en duo avec le contrebassiste Renaud Garcia-Fons (Cézame Carte Blanche, 2016). Dans des versions profondément remaniées, "En el crisol de la noche" et "Como sueño infantil", de ce même disque, nous valurent respectivement une soleá et une siguiriya que nous qualifierons sans hésitation de chefs d’œuvre, au même titre que les alegrías et des tangos-tientos dont la section finale renouait avec leurs origines caribéennes (soit une bonne moitié du programme).

Le style de Dorantes ne doit rien non plus à ceux des pères fondateurs du piano flamenco, Arturo Pavón et Pepe Romero. Si nous devions lui chercher des antécédents, nous penserions aux compositeurs nationalistes espagnols, moins à Isaac Albéniz et Joaquín Turina qu’au Manuel de Falla de l’"Homenaje pour le tombeau de Claude Debussy" et, pour les épisodes élégiaques, à la délicatesse de touche de l’Enrique Granados des "Goyescas", paradoxalement le moins "andalou" d’entre eux. Plus encore peut-être, c’est aux œuvres de deux maîtres français de l’hispanisme musical, Claude Debussy (pour les colorations harmoniques) et Maurice Ravel (pour la limpidité du trait) que son écriture nous semble la plus nettement identifiable - grâce à quoi il ne verse jamais dans les épanchements rhapsodiques à grand renfort d’arpèges qui sont malencontreusement l’un des péchés mignons récurrents des pianistes flamencos.

A l’exception de quelques reprises variées, la structure des pièces, juxtaposant des épisodes contrastés sans développements, est similaire à celle du toque traditionnel. A défaut de formes académiques, c’est l’interprétation, aussi attentive à l’épanouissement des notes et à l’ondulation de leur résonance qu’à l’autorité nerveuse des attaques, qui en assure la cohérence. Entre deux accès de fièvre par lesquelles s’exprime le compás, le ton volontiers mélancolique dilate le temps et laisse l’instrument vivre et mourir en mélodies ou en halos harmoniques à peine esquissés.

"Voy a desnudar mi corazón ante vosotros"… Nous avons effectivement eu l’impression de surprendre Dorantes dans un dialogue entre lui et lui-même, ce qui relève beaucoup plus authentiquement du cante que toutes les habituelles citations plus ou moins littérales. Aussi nous retirerons-nous discrètement, non sans lui avoir dérobé avec émotion quelques instants d’intimité et de vérité.

Claude Worms

Photos : Archivo Fotográfico Bienal de Flamenco / Claudia Ruiz Caro

Logo : ABC de Sevilla


Théâtre Lope de Vega / 29 septembre 2020

La Tremendita : "Tremenda"

Composition et direction musicale : Rosario "La Tremendita" et Pablo Martín Jones

Chant, guitare basse et guitare : Rosario "La Tremendita"

Batterie et électronique : Pablo Martín Jones

Guitare basse : Juanfe Pérez

Claviers et électronique : David Sancho

Palmas : Tremendo Hijo et Tobalo

Artiste invité (chant) : Andrès Marín

Images et vidéoclip : Remedios Malvárez - Singulares Producciones

Lumières : Benito Jiménez

Son : Javi Moran

Production : Carmen Almirante

Depuis la mode du "majismo" du milieu du XIXe siècle et le "rockabilly outlaw" du milieu du XXe siècle, les amateurs de flamenco et de rock ont ceci en commun qu’ils portent une grande attention au "look", qui proclame non seulement, et peut-être pas surtout, leurs goûts musicaux, mais aussi leur appartenance à un groupe dont ils partagent le vocabulaire, les attitudes volontiers marginales, etc., bref une manière d’être au monde à valeur d’injonction éthique. Certes, ces habitus sont en voie de disparition pour les jeunes artistes flamencos, mais ils restent susceptibles de réactivations, au moins pour certains aficionados en mal d’identification à ce qu’ils supposent être la "culture gitane", ou celles des rocieros, etc. – une variante rurale nous en fut longtemps infligées par El Cabrero. Loin d’être accessoire, la coiffure de Rosario "la Tremendita" affirme avec une équité géométrique qu’elle est flamenca et rockeuse - version grunge ? (on pardonnera à notre grand âge une éventuelle erreur de déchiffrage des codes vestimentaires. Cf ; photos). La conjonction est ici importante, parce que son concert, comme sa mise en scène et en lumière, assume ces deux appartenances sans chercher à les (ré)concilier et, encore moins, à en faire une synthèse sous forme d’hypothétique fusion. On verra dans la présence sur scène de sa grand-mère et de Tremendo Hijo l’affirmation d’une permanence de la transmission orale et des solidarités familiales, et dans le trio claviers (David Sancho)/basse (Juanfe Pérez)/batterie (Pablo Martín Jones), avec tout le confort électronique moderne, l’affirmation que pour être "flamenca por derecho", on n’en écoute et l’on n’en aime pas moins la musique de sa génération – en somme, la Triana ancestrale et Las Tres Mil Viviendas contemporaines réunies sur scène pour faire de la musique, sans se poser plus de questions. El Mochuelo ou Pastora Pavón "Niña de los Peines" chantaient déjà, sans y voir malice, les cantes catalogués a posteriori comme seuls dignes du flamenco et ce qu’ils entendaient quotidiennement, qui sur un gramophone, qui à la radio, des asturianas et autres jotas aux tangos de Carlos Gardel et autres rancheras mexicaines – d’autres poussèrent le vice jusqu’à se faire accompagner au piano, voire par un orchestre.

"Tremenda" décline ce choc de deux univers, selon nous parfois créateur mais parfois stérile, dans toutes ses dimensions - musicales, lumineuses et scéniques -, avec une méritoire cohérence et un soupçon de redondance. L’ambiance rock est assurée par une obscurité générale d’outre-tombe, brusquement percée d’éclairs de lumière blanche aveuglante. Mais l’intimité du cante est signifiée pat le halo mordoré qui nimbe autour d’une table la cantaora et sa grand-mère, spectatrice muette mais attentive tout au long de la soirée. Les palos a compás sont en général mis en scène selon le cérémonial des grandes messes rock, La Tremendita chantant debout et ne manquant pas d’arpenter la scène de profil, en rythme et guitare basse en bandoulière, de telle sorte qu’on s’attendrait presque à une résurrection du "duck walk" de Chuck Berry. Par contre, elle chante assise, à l’ancienne et sans aucun effet superfétatoire, les cantes ad lib. Cette scénographie, pour adéquate qu’elle soit, ne s’en heurte pas aux contraintes inévitables d’une salle de théâtre, aggravées par les mesures sanitaires que l’on sait. La distance physique entre les artistes et le public, et le déploiement du matériel de sonorisation, micro VHF compris, rend illusoire toute tentative d’inviter les spectateurs dans le cercle de famille – c’était déjà le cas des reconstitutions tentées par Pedro Bacán entouré du "clan des Pininis". Surtout, le cérémonial rock implique la proximité physique active de spectateurs debout devant la scène ou sur le dance floor, et non l’attention passive d’auditeurs paisiblement assis au fond de leurs fauteuils, à distance respectable les uns des autres. Dans ces conditions, les dispositifs scéniques et les arrangements, qui auraient eu toute leur place dans le décorum rock, paraissaient souvent forcés et artificiels : trop d’effets lumineux, trop de réverb, trop de saturation, trop d’électronique... trop de tout pour un concert que nous ne pouvions écouter avec la concentration requise par les circonstances, puisqu’il nous était impossible d’y participer activement.

Ces aléas, et la diffusion en streaming, nous ont empêché de participer pleinement à la fête. Mais nous admettrons volontiers qu’ils sont indépendants de la volonté et du contrôle des artistes, et que leur musique nous les a souvent fait oublier. La Tremendita n’est pas, et ne prétend sans doute pas être, une virtuose du chant, de la basse, de la guitare ou du cajón. Mais ce sont précisément ses fragilités techniques qui donnent à ses interprétations tant de charme et de poids émotionnel. Le cante y gagne en familiarité ce qu’il y perd en flamboiement, comme si tout un chacun pouvait s’y adonner spontanément sans réquisits préalables. Ce par quoi elle le restitue au populaire, au sens propre du terme – ce qui n’est pas sans rappeler l’un des postulats du punk rock. On se gardera cependant de pousser plus avant ce parallèle. Si elle ne dispose pas toujours des ressources vocales nécessaires à leur exécution académique, elle connaît parfaitement les cantes traditionnels, par héritage familial et par le long apprentissage dans les tablaos, les peñas, etc. qui reste le pain quotidien des artistes de sa génération. Le programme du concert, quasi anthologique, le démontrait éloquemment : martinete, siguiriyas, bamberas (relecture allégée mais adroite de la version d’Enrique Morente), fandango, petenera, colombiana, tarantas, granaínas, bulerías, cantiñas (alegrías, extrait de la suite des mirabrás, cantiña de Córdoba avec ses deux parties en majeur et dans la tonalité mineure homonyme), soleares, tangos, bulerías et canción-rumba (la "Dime" de Lola Florés – LP Belter 22.289, 1969). La Tremendita connaît ses limites, et sait comment modifier les modèles mélodiques originaux sans les dénaturer, pour les adapter à un registre limité dans les aigus. La petenera de La Niña de los Peines en fut une démonstration particulièrement réussie, et l’alegría "de cierre", il est vrai redoutable, fut la seule réelle fausse note, dans tous les sens du terme, du concert.

La plupart des compositions juxtaposaient frontalement cantes traditionnels et arrangements instrumentaux rock ou funk de diverses inspirations. Seules quatre pièces, qu’elle chanta en s’accompagnant elle-même à la guitare échappaient à ce dispositif : deux séries de bulerías, dont celles de Enriqueta "la Pescaera", auxquelles elle reste fidèle depuis son premier enregistrement ("A tiempo" - World Village WW 498038, 2010), a cappella sur palmas et nudillos ; une taranta chantée en duo, à mi-voix, avec Andrés Marín (derrière le bailaor iconoclaste, se cache un connaisseur amoureux du cante le plus orthodoxe) ; deux granaínas – la seconde, sur un trémolo à fonction d’accompagnement, était un petit régal d’émotion contenue.

Les arrangements, conçus et contrôlés de main de maître par Pablo Martín Jones (ce qui ne sera pas une surprise pour qui connaît ses musiques de scène pour Rocío Molina, Olga Pericet, Daniel Doña, etc.) puisaient dans divers courants de la rock music, selon les affects habituellement attachés à tel ou tel palo - sans guitare, mais avec claviers, une ou deux basses et une batterie associée à une débauche de percussions (congas, cajón et palmas). Le ton était donné dès le martinete et les siguiriyas qui ouvraient le concert : lourdes nappes de clavier et de basse saturée rappelant l’harmonium caverneux de Nico, suivies logiquement de plongées bruitistes insistantes façon Velvet Underground. Suivirent, selon l’humeur du moment, les ritournelles acidulées de David Sancho (pop light, dans la lignée du "Heart ol glass" de Blondie ou du "Sunday morning" du Velvet, version mélancolique), les vagues d’accords planantes dans le style du rock progressif sévillan (Triana, Alameda), et les riffs funk ou latinos. Saluons, aux côtés du batteur, la performance de Juanfe Pérez (guitare basse à cinq cordes), très sollicité et auteur de magnifiques falsetas sur la siguiriya (paraphrase du motif d’accompagnement traditionnel de l’escobilla) et surtout sur les cantiñas, avec figurations de rasgueados et remates parfaitement idiomatiques - qui plus est, en duo chant/basse. Certaines de ces compositions instrumentales (petenera, soleares) reprenaient avec une remarquable cohérence des parties chantées construites sur des tercios isolés extraits de modèles mélodiques traditionnels, dont la répétition avait fonction d’incipit mélodique développé par le trio claviers/basse(s)/batterie - cf. les soleares, à base de motifs issus de compositions d’Enrique "el Mellizo" ("De bayetita de la negra...") et de La Serneta ("Un día era yo la reina de mi casa...") déployés en un chorus d’orgue digne du premier Soft Machine.

On aura compris que, s’ils ne nous ont pas toujours convaincu, les partis-pris et la musique de La Tremendita forcent notre sympathie et notre respect.

Claude Worms

Photos : Archivo Fotográfico Bienal de Flamenco / Claudia Ruiz Caro





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