XVII Festival Flamenco de Jerez

Du 22 février au 9 mars 2013

lundi 4 mars 2013 par Claude Worms , Maguy Naïmi

Compañía Rafaela Carrasco : "Con la música en otra parte"

Ricardo Fernández

Marí Peña / La Tana / Antonio Moya

Melchora Ortega / Juani de la Isla

Compañía Úrsula López : "La otra piel"

Esperanza Fernández / Javier Barón / Manolo Franco : "En clave de 6"

Trois jours sont naturellement insuffisants pour prendre la mesure d’ un festival qui programme une cinquantaine de spectacles sur deux semaines, avec chaque jour (ou presque) un concert acoustique à 19h (Palais Villavicencio), les têtes d’ affiche du baile à 21h (Théâtre Villamarta), et de jeunes artistes, pour la plupart également danseurs, à 24h (Salle Compañía)...

La programmation du Théâtre Villamarta se passe d’ intitulé, tant les grosses machines chorégraphiques sont déjà suffisamment médiatisées : Blanca del Rey, Marco Flores, Olga Pericet, Mercedes Ruiz, Rocío Molina, Leonor Leal, Isabel Bayón, Antonio el Pipa, María del Mar Moreno, Javier Barón, Úrsula López, Rafaela Carrasco, Farruquito, Antonio Márquez, Eva Yerbabuena… sans oublier le Ballet Flamenco de Andalucía.

Les amateurs moins friands de mondanités trouveront amplement de quoi se réjouir dans la programmation de cinq cycles inexplicablement moins fréquentés :

_ d’ abord les excellents "Conciertos de Palacio", concerts acoustiques de cante : David Carpio, Márquez el Zapatero, Rancapino Chico, Marí Peña, La Tana, Melchora Ortega et Ricardo Fernández.

_ "De la raíz" : cante également, avec Antonio Malena, Vicente Soto "Sordera" et José Valencia.

_ "Toca toque Jerez" : récitals de guitare, avec Ramón Trujillo, Santiago Lara et Javier Patino.

_ "Solos en Compañía" et "Pasos a dos" présentent les créations de jeunes artistes du baile (María José Franco, Ángeles Gabaldón, Manuela Ríos, Jesús Carmona, La Truco…), seuls ou en duo (pour le second cycle) avec un "grand ancien" qui fut souvent leur maître (Javier Latorre et Hugo López, José Galván et Javiera "La Moreno", La Chiqui de Jerez et "El Choro", Juan Parra et Ana García…).

_ enfin, on ne s’ étonnera pas de trouver dans le cycle "De la Frontera" les noms de Jorge Pardo, Tomasito ou Ezequiel Benítez.

Ajoutons la programmation parallèle des peñas, les expositions de photographie (Miguel Ángel González et Steve Khan) et de peinture (Nigel Leach) et divers ateliers (initiation au flamenco, danse, chant, guitare, ou, plus inattendus, un cours de baile "para seniors" ou un autre de "soniquete de Jerez") : pas le temps de chômer…

L’ organisation est d’ une rare efficacité, toutes les activités et concerts regroupés dans une aire géographique réduite et "peatonal". Que demander de plus ? Il ne nous reste qu’ à remercier Antonio Heredia et toute son équipe pour leur accueil, leur amabilité et leur disponibilité.

Maguy Naïmi et Claude Worms


Compañía Rafaela Carrasco : « Con la música en otra parte »

Teatro Villamarta / mercredi 6 mars

Direction : Rafaela Carrasco

Chorégraphie : Rafaela Carrasco et les danseurs de la Compagnie

Danse : Rafaela Carrasco, Pedro Córdoba, David Coria, José María Maldonado, Ricardo López

Chant : Antonio Campos

Guitare : Jesús Torres, Juan Antonio Suárez « Cano »

Palmas : José Miguel Tellez

Lumières et scénographie : Gloria Montesinos

Avec la collaboration spéciale de Camerata Flamenco Project :

Pablo Suárez (piano)

José Luis López (violoncelle)

Ramiro Obedman (flûte et saxophone)

José Miguel Garzón (contrebasse)

Karo Sampela (batterie)

"La música es fundamentalmente un arte del tiempo. La danza lo es, además, del espacio. Y la relación entre ambas exige reciprocidad". Belle profession de foi de Rafaela Carrasco, plutôt inhabituelle chez les danseurs, qui ont encore trop souvent tendance à considérer la musique comme un simple faire-valoir – sauf naturellement les danseurs - chorégraphes actuels les plus authentiquement créateurs, tels Belén Maya ou Israel Galván (après ces deux noms indiscutables, nous vous laissons le soin de compléter la liste…).

Plus miraculeux encore, "Con la música en otra parte" respecte parfaitement ce cahier des charges, à tel point que les chorégraphies ont été conçues après les musiques de scène, et non l’ inverse. Encore faut-il que les danseurs soient aussi de très bons musiciens, ce qui est le cas ici, et devrait au demeurant aller de soi (mais…). Nous avons donc assisté à un superbe concert de sons et de mouvements en parfaite osmose – c’ était déjà le cas pour "Vamos al Tiroteo" ; ou encore, en tenant compte de la scénographie et des lumières (Gloria Montesinos – autre créatrice à part entière du spectacle), à une remarquable extension des Correspondances de Beaudelaire – sons, couleurs, mouvements et espaces (musique, lumières, danse et scénographie).

Pour une fois, il nous faudra donc commencer cette critique par la musique, d’ autant plus que
Manuela Carrasco a courageusement choisi d’ éviter tout argument ou fil narratif. Défi risqué mais brillamment relevé, tant la variété des couleurs sonores, alliée à la fluidité et à l’inventivité des transitions (musicales comme scéniques), suffit à assurer le rythme effréné du montage et à conduire les spectateurs – auditeurs, sans hiatus, de la frénésie rythmique au recueillement contemplatif, ou du rire au drame. Ajoutons que tous les artistes auront eu l’ occasion de s’ exprimer librement, les longues sections d’ ensemble étant ponctués de brefs mais percutants duos entre un musicien et un danseur.

Les pièces du groupe Camerata Flamenco Project (Bulería, Zapateado, Tanguillo, Siguiriya sont toutes d’ une rigueur et d’ une richesse remarquables. Ce n’ est pas ici le lieu de nous attarder sur leur analyse, ce que nous ferons dans un prochain article consacré à leur dernier CD, "Avant-Garde", dont sont tirés certains extraits des musiques de scène (cf, prochainement, dans la rubrique "Frontières flamencas"). Pour situer le niveau de qualité (et non des modèles, car il s’ agit de compositions parfaitement originales - et flamencas), disons que nous avons pensé aux petites formations de Gil Evans pour les harmonisations, de Charlie Mingus pour la diversité des textures et des couleurs sonores, ou de Carla Bley pour la complexité rythmique et l’humour. C’est dire quel remarquable parti ont su tirer ces musiciens d’ une formation instrumentale aussi réduite qu’ originale : piano (Pablo Suárez, dont nous avions déjà admiré les accompagnements pour Carmen Linares – lire les critiques de la dernière Biennale de Séville et du dernier Festival de Nîmes, dans cette même rubrique) / violoncelle (José Luis López) / flûte et saxophone (Ramiro Obedman) / contrebasse (José Miguel Garzón) / percussions (Karo Sampela).

Il faut dire qu’ils disposent tous d’ une technique à la mesure de leur créativité, comme ils nous le démontrèrent dans une belle série de "duetos" : Ramiro Obedman avec Ricardo López (une Bulería où passaient fugitivement les ombres de Sonny Rollins et Jorge Pardo) ; Pablo Suárez avec José María Maldonado (un tango argentin tour à tour parodique et débridé, ou lumineusement contemplatif, sur des harmonies qui évoquaient par instants Eric Satie) ; José Miguel Garzón avec David Coria (pour une leçon de contrebasse funky) ; Karo Sampela avec Pedro Cordóba (pour une leçon de "fusion" jazzy claquettes – taconeo).

Pour les autres duos, on retiendra enfin, en ouverture du spectacle, les Fandangos a capella de Antonio Campos avec Rafaela Carrasco (El Gloria, Aznalcollar et Vallejo) ; puis la Rondeña de José Antonio Suárez "Cano", dans l’ esprit, mais non dans la lettre, de "Cueva del Gato" de Paco de Lucía (avec Rafaela Carrasco, et deux cantes d’ Antonio Campos – Rondeña et Fandango de Lucena) ; enfin une Farruca très atypique et contrastée de Jésus Torres, avec Rafaela Carrasco, rejointe pour la coda par les quatre danseurs.

Claude Worms

Comme toutes les grandes compagnies, celle de Rafaela Carrasco nous a évité le spectacle un peu lourd du bataillon en ordre de marche ("Je ne veux voir qu’une seule tête et un seul bras") qui sévit encore parfois sur scène, ainsi que le collage artificiel de numéros virtuoses. Manuela s’ est inspirée de Carmen Amaya et de son style tout en énergie et en féminité, et même lorsque la chorégraphie exige une tenue vestimentaire masculine, elle n’ essaye à aucun moment d’ imiter les hommes, se contentant d’ incorporer dans ses déplacements des mouvements dignes des danseurs virtuoses qui peuplèrent les plateaux des comédies musicales. Pas de chorégraphies d’ ensemble, ou si peu : les danseurs s’ expriment de façon personnelle même dans les chorégraphies de groupe (Bulería), mais se retrouvent - comme c’ est de tradition dans le flamenco - ensemble sur les fins de phrases (rappelons-nous la remarque de Carmen Linares dans l’ interview que nous avions réalisée lors d’ un de ses nombreux passages à Paris : "dans le flamenco, on a l’ impression que chacun des interprètes va de son côté, mais à la fin tout le monde finit ensemble").

Les danseurs sont aussi des musiciens, et d’ ailleurs chaque solo de danse est présenté comme un duetto, tant les questions et les réponses entre les artistes passent la rampe. Cela a été le cas dans le duetto Ramiro Obedman (saxophone) - Ricardo López, ce dernier se servant d’ un mini tablao comme d’ une marche (un classique aussi des comédies musicales américaines - le trottoir de "Singing in the rain", entre autres exemples). Ou dans celui entre le pianiste Pablo Suárez et José María Maldonado qui fonctionne à merveille : sur un carré lumineux vert, se détachent les jambes du danseur, en ombre chinoise, et comme dans une séquence de film les jambes semblent passer dans la rue. Mais c’ est le duo entre David Coria (danse) et Miguel Garzón (contrebasse) qui a remporté le plus vif succès, car le danseur y déploie des dons de mime, seul sur scène avec la contrebasse, jouant avec elle, s’ en servant comme de percussions ou la nettoyant, préparant le terrain à l’entrée humoristique du contrebassiste. Le musicien répond aux "llamadas" du danseur en variant les rythmes comme le ferait un batteur. Enfin le duetto entre Pedro Córdoba et le batteur Karo Sampela est un morceau de bravoure pour les amateurs de zapateado.

Cela pourra paraître paradoxal, mais j’ ai été moins convaincue par la partie purement flamenca du spectacle. Le chanteur et les guitaristes ne m ont guère enthousiasmée. Bien sûr, il s’ agissait d’ une première, et il reste encore du pain sur la planche, notamment pour revoir la chorégraphie de "Siguiricuándo", exécutée en lumière noire et qui nous a semblé divertissante mais un peu confuse.

. La fin est, à l’ image du spectacle, originale : tous les artistes se réunissent sur scène pour dire les textes de Antonio Campos ("un trobo, dos trobos, tres trobos… "), en échangeant en rythme des extraits à la manière d’ une joute verbale improvisée. . Une très agréable soirée.

Maguy Naïmi.

Photos : Festival de Jerez / Javier Fergo


Los conciertos de Palacio

Palacio de Villavicencio

Une petite salle (environ deux cent places) et une bonne acoustique, sans trop de réverbération : cadre idéal pour des récitals de cante sans sonorisation, propice à l’ écoute attentive et chaleureuse d’ un public respectueux des artistes.

Mercredi 6 mars

Chant et guitare : Ricardo Fernández

"Elenco : Ricardo Fernández"… On ne saurait imaginer fiche technique plus lapidaire. Le récital de Ricardo Fernández nous a ramenés à l’ époque de Juan Breva ou de Paquirri, quand les cantaores s’ accompagnaient eux-mêmes à la guitare.

Privés d’ image, les auditeurs s’ y seraient sans doute laissés prendre, et auraient pensé écouter un duo chant / guitare, tant le toque de Ricardo Fernández est, complet, rigoureux et techniquement impeccable : introductions, falsetas, accompagnement rythmique, "réponses" pour les chants libres… Formé par Oscar Herrero, et manchego comme lui, le guitariste (Daimiel, 1974) a été à bonne école. Il a d’ ailleurs commencé sa carrière professionnelle comme tocaor, dans un style traditionnel du meilleur aloi qui n’ exclut pas quelques falsetas personnelles percutantes (Alegrías) et quelques citations bienvenues (Enrique de Melchor pour la Minera ; Parrilla de Jerez pour la Soleá ; Moraíto, Paco Cepero et Paco de Lucía pour les Bulerías). On mesure sans peine la concentration et l’ énergie nécessaires pour alterner et maîtriser le chant et la guitare à ce niveau de qualité.

Car Ricardo Fernández est aussi un grand cantaor, qui allie la puissance et la technique vocales à un respect scrupuleux du répertoire traditionnel. On comprend qu’ il ait remporté l’ année dernière, au concours de La Unión, non seulement la "Lámpara Minera", mais aussi les premiers prix de Soleares, Tonás, Malagueñas et Tarantas. Si l’ on passe sur quelques raideurs de phrasé dans les cantes festeros (Bulerías et Alegrías – la suite canonique en trois cantes, plus, avant le cante de remate, un détour par le style de El Pele), le reste du récital était de très haut niveau, avec quelques références à des modèles judicieusement choisis (Fosforito pour la première Petenera, Antonio Mairena pour la Toná…).

Et quel programme ! Soleares de Álcala, Cádiz et Triana (Joaquín el de la Paula, La Andonda, Enrique el Mellizo, Machango, José Lorente) ; Malagueña de Chacón (version Aurelio Sellés) et Malagueña del Mellizo ; Peteneras (Fosforito et la Niña de los Peines) ; Minera dans le style de Pencho Cros ; Martinete, Toná et Debla. Le tout avec une justesse stylistique, un naturel, une aisance et une humilité admirables.

¡Quitarse el sombrero ! Merci au Festival de Jerez pour cette excellente surprise, et avis aux programmateurs…

Lundi 4 mars

Chant : Marí Peña, La Tana

Guitare : Antonio Moya

La géographie du cante reste bien vivante, au moins pour les artistes "de raíz", héritiers conscients d’ une tradition locale : à quelques dizaines de kilomètres de distance, rien de commun entre l’ esthétique d’ Utrera, représentée par Marí Peña (donner du temps au temps - tempo modéré, rubato, amples arcs mélodiques, attaque des notes clés systématiquement "par en dessous" suivie de portamentos…), et celle de Triana, représentée par La Tana (des blocs de puissance vocale et d’ énergie rythmique - tempo enlevé, périodes mélodiques concises, pulsation métronomique, attaque franche des notes…).

Le contraste s’ avéra saisissant et passionnant dans les deux "mano a mano" qui clôturaient le concert : Fandangos por Soleá (dont deux impressionnantes versions de Fandangos de El Gloria et de Manuel Torres par La Tana) et Bulerías (superbe anthologie de compositions de Bambino, El Turronero et Bernarda de Utrera pour Marí Peña / modèles traditionnels dans le style de La Perla de Triana pour La Tana). Les deux cantaoras avaient d’ ailleurs inclu dans leurs séries de Soleares la même Soleá de La Andonda ("Las barandillas del puente…") : deux versions d’ une égale qualité, et totalement dissemblables – la plasticité musicale des cantes traditionnels est véritablement fascinante.

L’ accompagnement d’ Antonio Moya n’ en aura été que plus exemplaire : naturellement très à l’ aise dans le style d’ Utrera, il a soutenu avec une égale pertinence le cante de La Tana – son adaptation instantanée à la scansion des Bulerías de Triana démontre la profondeur de sa connaissance des spécificités stylistiques locales. Si l’ on excepte quelques citations de Paco de Lucía pour les Tientos, ses falsetas sont de plus en plus originales, basées sur une appropriation personnelle du style de Pedro Bacán, et par-delà du "toque de Morón" : entrée allusive et progressive dans l’ éthos de chaque "palo" pour les introductions ; longues falsetas au dynamisme en expansion, souvent construites sur une approche en arpèges, suivie de déferlements de "pulgar" et d’ "alzapúa" (Soleá "por medio" et Bulerías notamment)

Le chant de Marí Peña a encore gagné en expressivité et en musicalité. Si elle se réfère toujours à La Perrata pour les phrasés et à Fernanda de Utrera pour la véhémence des contrastes dynamiques, la cantaora a maintenant un véritable style personnel, identifiable notamment à des codas à la fois très "terriennes" pour le phrasé (rallentando, fortement appuyées sur les temps forts – il y faut une certaine longueur de souffle…) et très aériennes pour le dessin mélodique et l’ ornementation – le tout exécuté, selon la logique expressive du cante choisi,
en puissance ou au contraire à la limite du murmure.

On ne peut que saluer la performance vocale et musicale, en particulier pour la série de Soleares (El Mellizo / La Andonda / Yllanda / Rosalia de Triana / La Serneta) et les Tientos , qui restent sa grande spécialité.

Les escapades "grand public" de La Tana avaient peut-être fait oublier à certains qu’ elle est aussi une grande cantaora classique. Son récital l’ aura brillamment rappelé, en particulier sur un terrain où on ne l’ attendait sans doute pas, les "cantes mineros". Son interprétation d’ une Taranta de Manuel Vallejo et d’ une Levantica de El Cojo de Málaga aura été un modèle du genre : sobriété et concision, mais déroulé des "tercios" en flux mélodique continu - l’ alchimie des dosages de durées entre périodes mélodiques et reprises de souffle est particulièrement délicate pour les "cantes libres" (pas si libres que ça…) : elle fut ici parfaite, et parfaitement enchâssée dans l’ accompagnement et les falsetas d’ Antonio Moya, qui semblaient chanter en échos.

Les Soleares, sur un tempo rapide de Soleá por Bulería (La Andonda / Yllanda / Sordo La Luz / El Mellizo) et les Fandangos por Soleá (cf : ci-dessus) étaient de même qualité. Que du bonheur...

Mardi 5 mars

Chant : Melchora Ortega

Guitare : Juani de la Isla

Palmas : Manuel Cantarote, Diego Montoya

Pour une fois, la jerezana Melchora Ortega chantait chez elle…, ce qu’ elle souligna d’ ailleurs au début de son récital avec une légère amertume ironique ("¡A mí nunca me llaman !"). Elle avait déclaré lors de sa conférence de presse qu’ elle se réjouissait à l’ avance de chanter sans sonorisation. Une attitude d’ autant plus méritoire que sa voix ne s’ impose à priori ni par sa puissance, ni par l’ amplitude de son ambitus, ni par sa longueur de souffle.

Mais la cantaora supplée à ses limites vocales par la sûreté de son intonation et par sa musicalité - précision des phrasés dont elle dessine finement le relief par une mise en place des letras utilisant avec intelligence les accents prosodiques (les deux Fandangos de José Cepero, en particulier, étaient une belle leçon de diction flamenca).

Nous avons retrouvé ces qualités tout au long d’ un programme très "jerezano" : Tangos (entre le répertoire de la Niña de los Peines et les classiques "cortos" de Jerez, du répertoire de El Borrico) ; Soleares ( Joaquín el de la Paula / La Andonda / plusieurs cantes de La Serneta, dont le rare "Un día era yo la alegría de mi casa…", dans la version de Pastora) ; Fandangos ; Bulerías.

Si Melchora Ortega éprouve quelques difficultés à assumer toute l’ étendue de l’ ambitus nécessaire aux séries de Soleares et de Bulerías (pour ces dernières, le redoutable cambio de El Gloria – d’ où sans doute le choix d’ un registre qui lui permet d’ assurer ses aigus mais a tendance à écraser ses graves), les registres mediums plus réduits des cantes "a palo seco" et des Siguiriyas lui conviennent par contre parfaitement. Les deux moments forts de son récital furent donc la suite canonique Martinete / Toná / Debla et surtout la série de Siguiriyas (Paco La Luz / El Marrurro / cambio de Curro Durse).

Nous avons découvert avec plaisir, grâce à ce concert, le talent du guitariste Juani de la Isla : une version personnelle du style de Moraíto pour les falsetas (très intéressantes notamment "por Siguiriya" et "por Bulería") et une attention très aiguë aux nuances du cante.

Claude Worms

Photos : Festival de Jerez / Javier Fergo


Compañía Úrsula López : « La otra piel »

Teatro Villamarta / Lundi 4 mars

Direction et chorégraphies : Úrsula López

Collaborations spéciales pour les chorégraphies : Andrés Marín, Benvindo Fonseca

Danse : Úrsula López, Tamara López, Cristian Lozano, Mariano Bernal

Chant : El Londro, Jeromo Segura, Jesús Méndez

Guitare : Javier Patino, Tino van der Sman

Violoncelle : Gretchen Talbot

Percussions : Raúl Domínguez

Le spectacle proposé par la danseuse et chorégraphe Úrsula López, dans le cadre du Festival de Jerez, s’ est révélé à la hauteur des ambitions affichées par cette artiste de talent. Inspiré d’un poème de Miguel Hernández, "¡Qué aire el suyo ! Me ha rozado / al cruzar por su camino / y a su soplo se me vino / el cabello a este costado / y a este otro un torbellino", "La otra piel" se présente comme une complexe et paradoxale alchimie entre le corporel et l’ incorporel. C’ est "danser sur ce fil ténu et indéfinissable que l’ on appelle l’ air", comme l’ écrit si bien la danseuse.

"La otra piel" ne compte pas moins de huit parties, reliées entre elles de manière très fluide, variées dans leur chorégraphie, leur musique et leurs artistes, sans qu’ à aucun moment le spectateur ait l’ impression d’ assister à une série de numéros ou à un zapping, comme ce fut le cas pour le spectacle de la veille. Depuis le début en solo de Úrsula sur une musique de Javier Patino (introduction "por Granaína" avec la sixième corde en Si, puis Fandango "libre" en duo avec Jeromo Segura), exécuté tout en fluidité sans taconeo pesant, laissant le corps et les bras (interminables) de la danseuse sous une douche lumineuse, accaparer notre attention, jusqu’ aux chorégraphies à quatre avec castagnettes et percussions des pieds introduites par l’ entrée de Tamara López qui se glisse d’ abord tel son double derrière Úrsula, suivie ensuite par les deux danseurs Cristian Lozano et Mariano Bernal (Fandangos de Huelva, suivis d’ un arrangement pour deux guitares de la Malagueña d’ Albéniz), tout se fait dans le mouvement, avec une bonne occupation de l’ espace scénique.

Les changements de direction et les différentes figures géométriques formées par les danseurs s’ enchaînent avec fluidité, grâce à une technique alliant flamenco, ballet et danse contemporaine. Les séquences se terminent très souvent au centre sous une douche lumineuse, dans des attitudes plastiques qui renvoient aux grands maîtres de la peinture (Le radeau de la Méduse, par exemple) ou à des instantanées. Les danseurs savent s’ éclipser en silence, créant un climat propice à une Carcelera et un puissant Romance chantés a capella par El Londro, ou accaparer l’ attention du public en dansant derrière un rideau noir qui ne laisse apparaître que des jambes et des pieds nus, parfois rejoints par un bras ou la vision fugitive du reste d’ un corps. Dans cette séquence, chacun exécute sa propre chorégraphie fragmentaire pour le plus grand plaisir des spectateurs.

Les oppositions volontaires entre chorégraphies classiques (pas de deux, portés …etc ) et chants traditionnels revisités (Serranas), les découpages de scène (une moitié illuminée, l’ autre dans le noir) rappelant l’ esthétique des films de Carlos Saura ou les tableaux non figuratifs aux rectangles de couleurs, créent un climat particulier. Tout comme les décalages, tels ceux introduits dans les Cantiñas dansées d’ abord de façon ralentie sur une interprétation en finesse de Jeromo Segura (premier cante ad lib., suivi d’ un "tirititrán" suave, entrant progressivement dans le compás et le tempo). Revêtue de la robe rouge traditionnelle, la danseuse allie énergie et élégance, adaptant sa danse à l’ interprétation des cantes, tout en finesse et en douceur lorsque le chant s’ y prête, ou en énergie et élégance dans les moments festifs. L’ autre morceau de bravoure fut réservé à Cristian Bernal qui, par sa maîtrise et son talent dans son interprétation en duo avec Tino van der Sman du "Asturias" d’ Albéniz , a soulevé, à juste titre, l’ enthousiasme du public.

Le spectacle finit sur un solo de Úrsula sur la Caña (superbe cante de Jesús Méndez, dans la lignée d’ El Sernita), éxécuté dans la plus pure tradition de l’ école sévillane qui nous enchante (mantón et bata de cola).

La musique réussit à concilier le découpage traditionnel en numéros distincts et la continuité exigée par le projet chorégraphique, grâce à un travail particulièrement soigné sur les transitions, jouant sur de subtiles correspondances de textures instrumentales, de registres, ou de tempi entre la coda de l’ un et l’ introduction du suivant. La clé de voûte, aussi discrète qu’ essentielle, en est incontestablement le percussionniste Raúl Domínguez, qui soutient le spectacle de bout en bout. Les styles de Javier Patino et Peter van der Sman sont à la fois suffisamment dissemblables pour définir la caractérisation des solos, et complémentaires pour
assurer la cohérence des duos. La même observation vaut pour les trois voix, que l’ on regrette d’ ailleurs un peu de ne pas avoir écoutées plus souvent en chœur (deux seulement : deux voix pour la coda de la Bambera, et trois pour celle de la Caña). L’ irruption tardive du violoncelle de Gretchen Talbot, soulignée par un premier solo ad lib. en introduction à la Bambera, renouvelle habilement l’ intérêt sonore. Les deux arrangements les plus aboutis et novateurs nous semblent d’ ailleurs les deux dernières pièces faisant appel à l’ ensemble de l’ effectif vocal et instrumental, la Caña "Dulce mi niña", et surtout la Bambera "Alma de Granada", un magnifique hommage à Enrique Morente et à sa recréation de ce cante (belle chorégraphie géométrique en noir et blanc).

Du grand art…. Ovation (méritée) du public… Une très belle soirée !

Maguy Naïmi et Claude Worms

Photos : Festival de Jerez / Javier Fergo


"En clave de 6"

Teatro Villamarta / Dimanche 3 mars

Argument et direction artistique : José Luis Ortiz Nuevo

Chant : Esperanza Fernández

Danse et chorégraphie : Javier Barón

Guitare : Manolo Franco

Contrebasse et mélodica : Manuel Calleja

Percussions : José Carrasco

Palmas : David Pérez

Composition musicale et arrangements : Manolo Franco et Manuel Calleja

Notre déception aura été hier soir aussi grande que notre admiration et notre respect pour Esperanza Fernández, Javier Barón et Manolo Franco. Nous n’ oublions pas non plus notre dette envers José Luis Ortiz Nuevo, qui avec quelques autres mécréants (Faustino Nuñez, José Manuel Gamboa…), participa il y a maintenant trois décennies à l’ assaut contre les mythologies de la "flamencologie" officielle de l’ époque. Mais ce qui était hier iconoclastie salutaire est devenu, à force de preuves documentaires, musicologiques…, une évidence pour à peu près tous les spécialistes et critiques de bonne foi. Il n’ est plus besoin d’ aucun "Alegato contra la pureza" pour convaincre qui que ce soit que le flamenco est fondamentalement (comme toutes les musiques savantes populaires de tradition orale) une musique de "fusion", sainement "impure", et le demeure fort heureusement – dans le cas contraire, il serait devenu depuis longtemps un fossile étrange voué à l’ exposition dans les vitrines poussiéreuses de quelque musée anthropologique.

"En clave de 6" semble pourtant vouloir nous en asséner une nouvelle et bien inutile démonstration, en disloquant "façon puzzle" la plupart des palos au programme. A quoi l’ on ajoutera l’ un des classiques des interviews des artistes, expédient habituel pour contourner les questions rituelles sur le "flamenco puro" : la seule pureté qui vaille réside dans la sincérité de l’ engagement des artistes. Et donc, vous l’ aurez deviné, le fameux "6" désigne six équivalences émotionnelles entre la musique flamenca et la vie des êtres humains : " … en código flamenco, seis actitudes de estados y sentimientos humanos : la serenidad, el contento, la tristeza, el júbilo, la resignación y el encuentro". On passera pudiquement sur les textes dits en voix "off" au début de chacun des six tableaux, de la même veine créatrice que la série des équivalences : contento = Alegrías / tristeza = … vous avez gagné, à la surprise générale,
tristeza = Siguiriya y Martinete !

La pauvreté de l’ argument, ou plutôt du prétexte, du spectacle aurait été un moindre mal si sa mise en œuvre avait été à la hauteur de son ambition : démontrer que le flamenco n’ a besoin d’ aucun artifice scénique pour plonger aux tréfonds de l’ "être au monde" des humains (on nous pardonnera cette cuistrerie phénoménologique – nous ne voyons aucune autre expression plus adéquate). Or, chaque partie du spectacle juxtaposait à une vitesse "vertigineuse" (d’ après le dossier de presse) des bribes de cantes (au mieux un cante) et de baile issus de diverses formes flamencas : sans doute ce "vertige" était-il censé évoquer la fugacité des expériences humaines. Or, ce parti pris systématique des montages musicaux et chorégraphiques repose à notre avis sur deux contresens fondamentaux, saupoudrés d’ une bonne dose d’ arbitraire, de sorte qu’ en fait de vertige et d’ émotion, on n’ eut finalement que froideur et ennui :

_ d’ une part, un contresens sur la perception musicale : l’ émotion musicale (à ne pas confondre avec l’ excitation instantanée, qui fut effectivement provoquée ici ou là par les performances sportives de l’ un ou l’ autre des protagonistes) ne peut naître que dans la durée. Il faut un minimum de temps pour que le musicien et le public s’ installent dans l’ univers émotionnel d’ une forme et de son interprétation singulière. Sauter constamment du coq à l’ âne, sous prétexte de "vertige", surtout sans aucune construction d’ ensemble, aboutit à une sorte d’ inertie généralisée, à force de confusion entre énergie et gesticulation (sur le plan esthétique naturellement – l’ exécution technique des trois principaux protagonistes étant aussi parfaite qu’ on pouvait l’ espérer). Un détail significatif : Manolo Franco, grand accompagnateur et grand connaisseur du cante s’ il en est, ne sortit de sa torpeur (très professionnelle au demeurant) que lors des Soleares de Alcalá – ce fut effectivement le seul moment du spectacle où Esperanza Fernández eut enfin le loisir de chanter deux cantes successifs dans leur intégralité.

_ d’ autre part, un contresens sur la composition musicale (les cantes sont, naturellement, des compositions – le fait qu’ ils ne soient pas notés sur papier ne change rien à l’ affaire). Nous ne prendrons qu’ un exemple, pour ne pas lasser nos lecteurs. En fait de Martinete, Esperanza Fernández chanta un montage d’ extraits de Toná (celle popularisée par Tomás Pavón), Martinete et Debla, dans cet ordre : Toná / Martinete / Debla / Martinete / Toná / Debla. Or, chaque extrait était limité au premier "tercio" de chacun de ces cantes. Il aurait dû être évident pour le concepteur du spectacle que cette première période mélodique n’ a de sens musical (et donc émotionnel) que si elle est suivie du reste de l’ arc mélodique dont elle constitue l’ incipit. En fait de Martinete, nous avons donc eu : incipit A + incipit B + … = rien, en termes de musique et d’ émotion. On ne créditera même pas l’ ensemble d’ un semblant de construction symétrique, que nous avions logiquement anticipée avant la malencontreuse reprise du début de la Debla. Ce qui nous conduit à l’ arbitraire…

Passons sur les brefs soli de contrebasse (perfectibles d’ ailleurs quant à la justesse et au swing) ou de mélodica : ils étaient apparemment là plutôt qu’ ailleurs "porque sí", par pur caprice, ou pour meubler un peu, ou en guise de plate imagerie sonore (par exemple : la Habanera introduite par un solo de mélodica évoquant, de loin, un bandonéon – sans commentaires), mais en tout cas pas pour établir une quelconque continuité rythmique ou harmonique entre les morceaux choisis de chaque tableau. Le solo de cajón (techniquement impressionnant) échoua lui aussi à établir une transition cohérente entre la Guajira solo de Manolo franco et la Vidalita ad lib. d’ Esperanza Fernández (tableau "Encuentro : ritmos de ida y vuelta"). Esperanza Fernández (pendant le bis…) fit d’ ailleurs une brillante démonstration de ce que peut être un changement de compás musicalement cohérent dans son interprétation d’ un cante de La Pirula de Málaga, alternativement por Bulería et por Tango : encore faut-il choisir le matériel musical adéquat, ce qui est ici le cas tant pour la ligne mélodique que pour l’ accentuation du texte - ce n’ est pas un hasard si ce cante est traditionnellement affecté indifféremment à l’ un ou l’ autre de ces deux compases : la tradition orale est un excellent compositeur, qui travaille lentement mais très sûrement… Il est prudent de ne pas avoir la présomption de rivaliser avec elle sans avoir auparavant pris le temps d’ un travail musical aussi patient.

Avouons enfin ne pas avoir compris la finalité du dernier tableau, une sorte d’ abrégé des cinq précédents, en flash-back du cinquième au premier (mais retour au cinquième pour conclure, sans autre motivation apparente que de baisser le rideau sur une Rumba) : en somme, des bribes de bribes… L’ idée aurait pu se justifier si l’ on avait profité de l’ occasion pour reprendre le fil de la Bambera, ou des Soleares por Bulería (un soupçon de Paquera + une larme de Piriñaca) là où il avait été abandonné (ce qui aurait correspondu au "brin d’ anthologie" promis par le dossier de presse), où si l’ on en avait donné des interprétations radicalement différentes (pour la "liberté d’ interprétation" mentionnée par le dit dossier). Mais comme il s’ agissait en fait de purs et simples copiés - collés, on ne peut que soupçonner un léger dilettantisme, et un subterfuge pour atteindre coûte que coûte une durée décente, malgré les insuffisances de conception manifestes du projet.

D’ autant plus frustrant que nous avons pu mesurer par instants ce que nous avons manqué, dès que les artistes avaient enfin un tant soit peu d’ espace pour s’ exprimer : la Romera, la Siguiriya, les Soleares et les Bulerías d’ Esperanza Fernández ; les trois solos de Manolo Franco (la plus toute jeune Colombiana "Amargo sabor de rosa", que l’ on a toujours plaisir à écouter ; la Guajira contemporaine ; et une Siguiriya en forme de "best of" de ses falsetas) ; et les fulgurances de Javier Barón, que nous avions pu admirer à Nîmes il y a quelques semaines (cf : l’ article de Maguy Naïmi dans cette même rubrique). Pour le travail d’ ensemble, on sauvera le deuxième tableau, le seul construit sur une continuité : Cantiñas del Pinini et Romera pour le chant ; chorégraphie "traditionnelle" ("escobilla", "silencio"... ) servie par des arrangements instrumentaux adéquats (duo guitare / contrebasse pour le silencio...) ; une astucieuse ambivalence d’ Esperanza Fernández qui passe du rôle de cantaora à celui de bailaora pour le marquage d’ un cante (sur une bande son "off") et un pas de deux avec Javier Barón pour le silencio.

Claude Worms

Photos : Festival de Jerez / Javier Fergo





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