Hommage à Manuel de los Santos Gallardo "Agujeta el Viejo" (Jerez, 1908 / Rota, 1976)

vendredi 22 août 2008 par Luis López Ruiz

En 2008 nous fêtons le centenaire de la naissance de quatre grands artistes flamencos : Angelillo, Juan Varea, Diego del Gastor et Agujeta el Viejo.

Angelillo n’est pas considéré par les puristes comme un authentique cantaor de flamenco puisque, selon eux, il n’a fait qu’ interpréter des chansons flamenquisées et des Fandanguillos. Ceci n’est pas faux, mais il faut tout de même reconnaître que ce fut un artiste très populaire aussi bien en Espagne que dans plusieurs pays d’Amérique.
De son vrai nom Ángel Sampedro Montero, Angelillo est né à Madrid et mourut à Buenos Aires en 1973.

Quant à Juan Varea, personne ne peut remettre en question sa qualité de cantaor. Intègre, austère, pleinement habité par sa vocation, il fut un cantaor généraliste, comme on disait autrefois, et apprécié de tous. Né à Burriana (dans la province de Castellón, terre peu flamenca pourtant), il mourut à Madrid en 1985.

Diego del Gastor fut considéré comme un guitariste atypique : tant pour sa façon exceptionnelle de jouer que pour son mode de vie.
Il vit le jour à Arriate (Málaga), vécut quelques temps à El Gastor (province de Cadix) dont il prit le nom, et alla s’installer ensuite, et ce définitivement, à Morón de la Frontera (province de Séville), qu’il n’a en effet plus jamais quitté par la suite. L’écho de sa guitare, plus flamenco que nul autre sûrement, a bien plus voyagé que lui, parcourant le monde à sa place. Il existe aujourd’hui des écoles de guitare qui portent son nom au Japon et aux Etats Unis. Diego Flores Amaya, de son vrai nom, est mort en 1973, à Morón.

Le dernier de ces quatre artistes qui, s’ils vivaient encore, auraient cent ans aujourd’hui, est Agujeta El Viejo. C’est de lui que je voudrais vous parler plus amplement maintenant.
Il s’appelait en réalité : Manuel de los Santos Gallardo.
Né à Jerez de la Frontera , il est décédé à Rota (province de Cadix) en 1976.

Bien des choses, plus ou moins confuses, ont été dîtes à son propos.
Tout d’abord, sur son lieu de naissance. J’ai souvent lu, par exemple, qu’il était né à Rota et que son fils, le célèbre Agujetas était lui né à Jerez. En fait c’est exactement le contraire !
Le père est né à Jerez et c’est ensuite, dans les années 40, qu’il s’en est allé vivre à Rota.
Il s’y est marié avec une fille du pays et c’est aussi à Rota que naquirent ses cinq enfants, dont Manuel qui partit pour Jerez où il devait triompher.

Pour ce qui est de son surnom, au début tout le monde l’appelait “Agujeta” (littéralement, “l’aiguillage”), surnom dont nous verrons plus loin l’explication.
Son fils, qui à ses débuts était connu comme “le fils de Agujeta”, est devenu tellement célèbre, tant en Espagne qu’à l’étranger, que c’est lui qui a pris ce surnom. Quant au père dont l’influence artistique fut moindre (je parle du rayonnement et non de ses qualités), il fut appelé peu à peu, “Agujeta el Viejo” (c’est à dire, le vieux). Les uns disaient “le vieil Agujeta” et d’autres “Agujeta, le Vieux” mais une chose est sûre : à ses débuts il n’était que Agujeta. Sans ce “s” final qui fut ajouté au nom de son fils par la suite.

Mais alors, pourquoi “Agujeta” (l’aiguillage) ? D’où peut bien lui venir ce drôle de sobriquet ? Plusieurs explications ont été avancées, les unes contredisant d’ ailleurs les autres.
Dès son plus jeune âge, Agujeta devint forgeron ; il travailla toute sa vie à la forge dans des conditions misérables vivant dans le plus grand dénuement.
Un jour il découvrit qu’il pourrait économiser de l’argent en ramassant le charbon qui tombait de la locomotive. A cette époque, les trains fonctionnaient grâce à la vapeur de l’eau chauffée au charbon.
Puis il se rendit vite compte que ces morceaux de charbon tombaient en plus grande quantité au niveau des aiguillages, au moment où les wagons étaient secoués par les manoeuvres du changement de voies.
Le charbon s’amoncelait donc en des points précis lui facilitant ainsi la tâche du ramassage.

Voilà pourquoi, selon certains, sa mère commença à l’appeler “Agujas” puisqu’il passait des heures et des heures à ramasser du charbon aux points d’aiguillage.
Peu à peu “Agujas” est devenu Agujeta car les Andalous impriment à certains noms cette curieuse déformation qui leur est propre.
Voici donc la thèse soutenue par quelques uns.

D’autres, par contre, maintiennent l’idée que ce surnom lui venait de son travail d’ aiguilleur. José María Velázquez Gaztelu écrit ceci dans le livret qui accompagne un disque récemment sorti sur les Agujetas.
“ Agujeta el Viejo était aiguilleur et c’est de là que lui vient le nom qui a servi à identifier cette branche de la famille.”
Son propre fils l’a affirmé lui même en maintes occasions. Toutefois il faut prendre avec beaucoup de précaution ce que celui-ci affirme puisqu’il s’est déjà contredit plusieurs fois sur d’autres faits.

Quant à Mario Bois, il explique ceci :
“ Ce surnom de Agujeta ( l’aiguillage) venait du fait qu’il était employé aux chemins de fer.”
Personnellement je ne me permettrais pas de l’affirmer. Il avait bien sûr beaucoup de contacts avec les aiguilleurs et d’ailleurs on le voit sur une photo en leur compagnie, arborant avec fierté une casquette d’agent des chemins de fer qu’un des cheminots lui aura mis sur la tête pour la circonstance.
Cette photo, publiée dans un journal de Madrid servit d’ailleurs à renforcer la légende.
Cependant, selon d’autres personnes comme Rafael Gallego Rebollo (pour ne citer que lui, puisqu’il l’a bien connu et fréquenté à Rota), Agujeta n’a jamais été cheminot pour la bonne raison qu’ il était analphabète. Difficile dans ces circonstances de lui confier une tâche d’une quelconque responsabilité.
A la lumière de tous ces témoignages, je pencherais donc pour la thèse qui affirme qu’il n’a jamais été ni aiguilleur ni cheminot et que ce surnom lui vient tout simplement du fait qu’il passait beaucoup de temps à ramasser le charbon le long des rails et surtout près des points d’aiguillage.

Voyons maintenant quelles furent ses qualités en tant qu’artiste car c’est le plus important, bien évidement.

Agujeta el Viejo n’a jamais été un professionel du cante au sens propre du terme. Il chantait dans des réunions privées, dans les cafés (pour ses amis), ou chez lui : c’est à dire là où le cante faisait partie de sa vie quotidienne (sa mère, María Gallardo Súarez, de Puerto de Santa María, chantait très bien aussi).

Depuis tout petit il a baigné dans cette atmosphère et c’est ainsi qu’il a appris les cantes des maîtres de Jerez tels : Frijones, El Marrurro, Tío José de Paula et surtout Manuel Torre.
Agujeta sut interpréter les incomparables cantes de ce dernier en y ajoutant toutefois sa personnalité propre et il les a transmis à son fils Manuel et peut-être davantage encore à ses deux petits enfants : Dolores et Antonio.
En écoutant ces maîtres incontestés, Agujeta capta alors la grandeur du cante. Il sut mémoriser leur essence profonde et les interpréter sans les imiter.

De lui, son fils dira : “ Il chantait parce qu’il était habité par des souvenirs "inaborrables" (indélébiles). ”

Il est très curieux de voir à quel point la mémoire avait de l’importance pour les anciens cantaores.

A ce sujet les paroles de Manolito de María ont souvent été citées :
“ Je chante parce que je me souviens de ce que j’ai vécu.”

Antonio Mairena lui-même clôt son immense oeuvre discographique - immense dans tous les sens du terme - avec ce titre évocateur :
“ A la chaleur de mes souvenirs”.

Joselero, quant à lui, encourageait son fils Diego à la guitare en lui disant :
“ Souviens-toi de ton oncle, c’était un homme "inmemoriable" (inoubliable).”
"Inmemoriable" et "inaborrable" sont deux termes, incorrects grammaticalement, mais tout à fait typiques de la verve andalouse, et qui traduisent parfaitement la présence despotique de la mémoire, le souvenir de toutes les souffrances endurées.

C’est donc à bon escient que Manuel Ríos Ruiz a écrit : “ Le cantaor de flamenco fut depuis toujours la conscience sonore de son peuple”. Car si le cante n’a jamais eu besoin que d’un seul interprète, et non d’un choeur, le cantaor transmet pourtant une mémoire collective. Il remémore tous ceux qui l’ont précédé. Il est indéniable que dans le cante de Agujeta, la mémoire des souffrances passées est toujours présente et qu’elle s’est cristallisée dans le chant grâce à la lignée de Manuel Torre.

Il est vrai aussi qu’on peut lui trouver des faiblesses dans le domaine de la technique ou de la justesse mais son chant est authentique et profond. Pas de fioritures, d’exubérance, ni d’effets de style bien évidement. Mon ami de toujours, le poète José Luis Tejada, explique parfaitement le cante dans cette heureuse définition :
“ Une indicible voix, voilà ce qu’est le cante...”

Et cette définition prend tout son sens lorsqu’on écoute chanter Agujeta el Viejo. Son Chant est âpre, débridé et rustique à la fois : un chant simple, élémentaire et brut ; le chant primaire d’un être écorché vif. Tel un écho sauvage, c’est le cri d’un animal aux abois. Il est à l’opposé d’une voix travaillée musicalement. On fait souvent allusion aux "pellizcos" (sensations de pincement) que procure le cante ; là il faudrait davantage parler de morsures.

José Manuel Caballero Bonald le résume ainsi : “ Son chant fut d’une certaine manière semblable à sa vie : une longue et surprenante succession de plaintes et de meurtrissures”.

En effet son chant produit plutôt des vibrations que de la musicalité, plus d’émotions que quelque chose d’harmonieux. C’est un cri primaire.
Anselmo Gónzalez Climent disait : “ La Siguiriya : c’est la révolte du libre arbitre humain”.
Et bien, lorsqu’on écoute Agujeta el Viejo, personne n’en doute plus !

Malheureusement il fit peu d’enregistrements ; l’époque ne s’y prêtait pas et, comme cela a déjà été dit, il chantait plutôt dans des réunions privées. Juan de la Plata possède un magnifique recueil de poésies intitulé : “Chanter pour son fort intérieur”. C’est exactement ce que fit Agujeta.

Sa voix résonne comme un craquement, un gémissement surgi du fond des âges, oscillant entre mysticisme et pathétisme. Une voix comme un écho monocorde qui n’en finit pas, tel une lamentation qui retentit à la fois de façon nasale et caverneuse, aux antipodes du cante plaisant de beaucoup d’autres.

Lorsqu’on écoute ses enregistrement, surtout les Fandangos, on se rend compte que c’est lui, le cantaor, qui donne sa profondeur au cante.
J’irais jusqu’à dire, même si c’est un peu exagéré (mais l’exagération est de mise chez les flamencos...), que le cante n’existe pas : seuls existent les cantaores.
Je veux dire par là que si le cantaor est grand, il peut transcender n’importe quel cante. Et ceci est d’autant plus vrai s’il s’agit d’une Soleá, d’une Siguiriya ou d’un Martinete :
tout simplement parce que ces styles permettent au cantaor de se dépasser, puisque grâce à eux il peut prendre son élan.

Un jour, alors qu’il était déjà âgé, quelqu’un avait réussi à le faire participer au festival de Mairena del Alcor. Ce fut un véritable triomphe, et à partir de ce moment il commença à faire plus ou moins carrière. Ses premiers enregistrements datent du début des années 1970, et en 1975 la Catedra de Flamencología de Jerez lui décerna "El Premio Nacional de Enseñanza y Maestría" du cante.

Agujeta el Viejo avec son fils, Manuel Agujetas

L’éclat de son souvenir qui, malheureusement s’est un peu affaibli de nos jours, brille toujours dans sa Peña de Rota : “La Tertulia del Viejo Agujeta ”. Et l’écho désolé de sa voix tourmentée résonne encore au détour des ruelles de Jerez et de Rota. Cette voix qui cherchait désespérement une réponse et un apaisement.

Por aquella ventana

Que al campo salía,

Voces daba a la mare mía,

No me respondía.

Face à la fenêtre

Qui donne sur la campagne,

J’appelais ma mère à grands cris

mais elle ne me répondait jamais.


Ahora sí que yo a ti te llamo
,
Con fatigas grandes

Porque me encuentro en mi casa,

Sin calor de nadie.

C’est vrai qu’aujourd’hui

Je te réclame comme un fou,

Mais je me retrouve chez moi,

Dans une totale solitude.


A voces te estoy llamando

Y le dices a la gente :

Déjalo morir rabiando.

Je t’appelle à cor et à cri,

et toi ! tu dis à tout le monde :

“Laissez-le mourir de rage”

Discographie

Il m’est impossible de donner ici une liste exhaustive des enregistrements de Agujeta,
mais ceux-ci ne seront guère plus nombreux que ceux mentionnés ci-dessous :

1) “ Antología de Cantaores Flamencos ”, Vol.25.EMI-ODÉON, 1991.

Il chante des Siguiriyas de Tomás El Nitri, des Bulerías et des Siguiriyas de Manuel Torre.

(Salmonete et El Garbanzo ont enregistré aussi des cantes sur ce disque)

2) “Palabra Viva”, Ariola, 1977.

On trouve des Siguiriyas, des Soleares, des Bulerías, des Fandangos et une Soleá por Bulería.

La face B du disque est consacrée aux cantes de son fils Manuel Agujetas

3) “Magna Antología del Cante Flamenco”, Hispavox, 1982 (existe en CD).

On y trouve : un Romance-Corrido, une Alboreá de Jerez, et des Soleares de Juan Ramirez.

Certains de ces cantes apparaissent sur d’autres enregistrements.
Par exemple : les Alboreás sur le disque “Jerez”, Maestros del Flamenco, Planeta-Agostini, 1988 ; et les Soleares de Juan Ramirez sont aussi sur le disque “Cunas del cante” : Jerez”, Clave, 1973.

4) “Antología del cante gitano de nuestra tierra”, Caja de Ahorros de Jerez, 1986.

Il chante surtout des Fandangos.

5) “Por Siguiriyas”, Vol. 1, Hispavox, 1978.

Il chante de Siguiriyas de Manuel Torre. Ce sont les mêmes que sur le disque de EMI-ODÉON.

De nos jours tous ces enregistrements sont assez difficiles à trouver. Mais heureusement, il est possible de se procurer des témoignages audiovisuels récents et tout à fait accessibles.

6) “Rito y Geografía del Cante”, DVD17, collection rééditée cette année.

7) “Agujetas : tres generaciones”, EL Flamenco Vive, 2007. Livret + 2 CDs.

On peut écouter Agujeta, son fils Manuel et son petit fils, Antonio.

Aucun des enregistrements cités ne propose de Saetas. Si l’on en croit le témoignage de certaines personnes dignes de foi, il excellait dans ce style. Manuel Ríos Ruiz a dit ceci en 1981 : “Agujeta fut un cantaor hors pair de Saetas qui sont aujourd’hui presque toutes inconnues.”

On pourrait encore ajouter qu’en 2008, si les Saetas de Agujeta sont peu connues, on méconnaît tout autant l’homme et son oeuvre. Seuls quelques vrais aficionados savent qui il fut vraiment, et connaissent la valeur de ses cantes.

Voilà pourquoi je voulais, aujourd’hui, lui rendre cet hommage.

Agujeta, qui était asthmatique, mourut seul chez lui à la suite d’un infarctus causé par une crise d’asthme. C’était en 1976. Il avait 68 ans.

Luis López-Ruiz (12 - 04 -2008)

Traduit de l’espagnol par Anne Wetzstein.

Galerie sonore

Agujeta el Viejo : Siguiriyas de Joaquín Lacherna, version Manuel Torre (guitare : Felix de Utrera)

Agujeta el Viejo : Soleares de Juan Ramírez (guitare : Felix de Utrera)


Siguiriyas
Soleares




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