Les fondateurs de la guitare flamenca soliste - Manolo de Huelva

lundi 21 juillet 2008 par Claude Worms

On pourra s’ étonner de voir figurer dans cette série d’ articles un guitariste dont la discographie soliste est très réduite, et parait peu significative. C’ est que Manolo de Huelva était peu enclin à divulguer ses compositions, que ce soit par l’ enseignement, le concert, ou l’ enregistrement. Il faudra donc se fier à la tradition orale : tous les témoignages concordent pour souligner son influence occulte sur la plupart des tocaores de sa génération (Niño Ricardo, Sabicas, Melchor de Marchena...)

BIOGRAPHIE

Manuel Gómez Vélez "Manolo de Huelva" (Riotinto - Huelva, 1892 - Séville, 1976) se destinait au métier de tailleur..., mais un article de la revue "Nuevo Mundo", du 13 octobre 1910, fait un chaleureux éloge d’ un concert de guitare du jeune Manolo Gómez Vélez ("de progidiosa ejecución"), à Séville. Un concert de guitare classique : le futur Manolo de Huelva avait donc dû prendre quelques cours, sans que l’ on sache avec qui... Nous le retrouvons quelques années plus tard au "Café Novedades" de Séville, en compagnie de Javier Molina et de Niño Ricardo (cf : dans la même série, notre article sur Niño Ricardo). Comment et pourquoi passa-t ’il de la guitare classique à la guitare flamenca ? Autre mystère... Il accompagne le bailaor Antonio de Bilbao au "Kursaal" (Séville), et compose pour la danse une Farruca (le baile à la mode, popularisée par Faíco, Ramírez, et Antonio de Bilbao). Manuel de Falla, avec lequel Manolo de Huelva entretient des relations amicales, se serait inspiré de cette Farruca pour composer la "Danza del Molinero" (de "El sombrero de los tres picos"). C’ est sans doute cette amitié qui explique l’ invitation faite à Manolo de Huelva de participer au concours de Grenade de 1922, avec Ramón Montoya.

Comme tous ses collègues, il accompagne les grands cantaores sévillans : Antonio Chacón, Manuel Torres, Tomás Pavón, La Niña de los Peines... Mais c’ est avec le cantaor Manuel Vallejo qu’ il va former l’ un des plus brillants duos de l’ époque : la digne réplique, sur le plan rythmique (notamment pour les Bulerías), de ce que signifia le tandem Chacón / Montoya pour le développement mélodique et harmonique du répertoire flamenco. Sa connaissance approfondie du cante était proverbiale, et il donnera dans les années 1960 quelques précieux conseils à Enrique Morente (notamment pour la Petenera de Chacón et une Siguiriya del Mellizo).

Manolo de Huelva développa précocement une curieuse phobie : il craignait qu’ on lui "vole" ses falsetas. Les anecdotes sur cette manie ne manquent pas. Donn E. Phoren rapporte que l’ unique fois où il accepta de participer à un spectacle d’ "Ópera flamenca" ("Las calles de Cádiz", avec La Argentinita), ce fut à la condition de jouer dissimulé par un paravent (Donn E. Pohren : "Lives and legends of flamenco" - Society of Spanish Studies, Séville, 1964). Selon Luis Maravilla et Juan Habichuela, quand il se produisait dans des soirées privées, il quittait la pièce dès qu’ il repérait un guitariste dans l’ assistance (Juan Habichuela, qui tenta en compagnie de Juan Maya Marote de passer inaperçu, fut dénoncé par ses ongles...). Il lui arriva pourtant de jouer en public, par exemple dans les arènes de Huelva en 1923 (pour un concours de cante organisé par la Hermandad de la Merced), ou à la "Zambra" de Madrid en 1964. L’une de ses dernières grandes apparitions en public eu lieu cette même année, pour illustrer avec Enrique Morente une conférence de José Blas Vega, organisée par la "Sociedad de Amigos del Cante Flamenco" (Casa de Málaga, Madrid).

Dans ces conditions, la discographie de Manolo de Huelva est des plus réduite : on ne lui connait que quelques accompagnements pour Manuel Centeno, Enrique Orozco, Canalejas de Puerto Real, et, bien sûr, Manuel Vallejo. Nous devons à la générosité de José Blas Vega (cf : bibliographie) la découverte, et la réédition en CD, de deux solos (Sevillanas et Alegrías - 78 tours Gramófono AE 4588), peut-être contemporains des enregistrements réalisés par Ramón Montoya à la fin des années 1920. Ni l’ un ni l’ autre ne peuvent d’ ailleurs revendiquer l’ antériorité en ce domaine : il existe au moins des Guajiras gravées sur cylindre par Amalio Cuenca (Mariano Gómez Montejano : "El fonógrafo en España, cilindros españoles" : Madrid, 2005). Mais nous devons l’ essentiel des témoignages sur le jeu de Manolo de Huelva à Marius de Zayas. Ce dernier réalisa un documentaire sur La Argentinita à Paris en 1938 (cf : notre article sur "La nuit espagnole", exposition au Petit Palais - rubrique "Galerie"), avec la participation de Manolo de Huelva, qui n’ accepta qu’ à la condition que le film ne serait pas diffusé en public de son vivant... Les six solos enregistrés au même moment furent soumis aux mêmes restrictions. Ils ont depuis été réédités à l’ occasion de la sixième "Bienal de Arte Flamenco" de Séville, avec les séances de 1936 de Ramón Montoya ("Ramón Montoya, Manolo de Huelva : concierto de arte clásico flamenco" 2 LPs Diapasón 560127, 1989 / 1990). Il existerait aussi dans les archives de Rodrigo de Zayas des transcriptions de falsetas de Manolo de Huelva, écrites par son père, Marius de Zayas. Enfin, Manolo de Huelva a réalisé dans les années 1950 des enregistrements avec des cantaores qu’ il choisissait lui-même, pour sauver de l’ oubli des cantes et des styles en voie de disparition. L’ entreprise était subventionnée par Virginia Randolph Harrison (l’ épouse de Marius de Zayas), dont le généreux mécénat permit au guitariste de vivre décemment jusqu’ à son décès (qu’ est-t’ il advenu de ces bandes ? Autre mystère...).

De gauche à droite : Manolo de Huelva, El Colorao de la Macarena, Luisa Ramos Antunez, Manuel Torres, et Manuel Moreno - Venta Eritaña, Séville, 1930

LE STYLE DE MANOLO DE HUELVA

Nous ne savons presque rien des compositions originales de Manolo de Huelva. Pour les raisons évoquées précédemment, le guitariste se contentait pour ses accompagnements de puiser dans un répertoire connu de tous les tocaores. De même, il joue ses quelques solos comme s’ il accompagnait un danseur ou un chanteur (c’ est bien ce qui a permis à Enrique Morente de chanter des Soleares et la Caña sur des bandes de la collection Zayas : "El pequeño reloj", EMI, 2003).

Nous pouvons par contre nous faire une idée assez précise de sa technique, en particulier grâce au film "La Argentinita" (vous pouvez le voir au Petit Palais jusqu’ au 31 août 2008). La position de la main droite est résolument "classique" (selon les canons de l’ époque, donc rigoureusement perpendiculaire aux cordes). Il utilise d’ ailleurs le trémolo classique (P / a / m / i - P / i / a / m / i pour le trémolo flamenco), et l’ alternance i / a pour le picado (et non i / m). Mais c’ est surtout sa technique de pouce qui est éblouissante : attaque puissante et très sèche, y compris pour des arpèges d’ accords très rapides, conclus en général par un "apagado" (cordes étouffées). Il utilise fréquemment cette technique en substitution aux rasgueados, soit pour des ponctuations, soit pour réaliser des "medios compases" ternaires (en 6/8) pour l’ accompagnement des Bulerías (cf : "Galerie sonore") Ses rasgueados de ponctuation (Bulerías), sur la technique de base x / a / m / i, sont conclus de la même manière, par une attaque sèche du pouce des graves vers les aiguës, et un "apagado" (cf : notre transcription). José Blas Vega lui attribue l’ invention de l’ "alzapúa" (allers-retours du pouce) moderne, cependant sans en apporter de preuves.

Quelle que soit la technique de main droite qu’ il utilise, et quel que soit le tempo, Manolo de Huelva est toujours d’ une précision rythmique diabolique, bien supérieure à celle de tous ses contemporains (y compris, sur ce plan, Ramón Montoya) : son jeu est toujours puissant et clair, avec un détaché exceptionnel de chaque attaque, et une utilisation très efficace du silence ("apagado"). C’ est pourquoi il excelle dans les "palos a compás", et notamment dans les Fandangos de Huelva et les Bulerías, dont on lui attribue souvent la paternité de la forme moderne (cf : dans la même série, notre article sur Niño Ricardo). Ajoutons pour conclure que Manolo de Huelva semble très attaché au jeu "a cuerda pelá" (monodique, à base de picado et de techniques de pouce), et fait un usage très parcimonieux du trémolo et des arpèges, qu ’il domine pourtant parfaitement. Peut-être faut-il y voir un souci de démarquer nettement le "toque flamenco" de la guitare classique, en réaction à sa propre formation.

Claude Worms

Discographie

Solo

"Maestros de la guitarra flamenca, vol. 6" : Planet Records P 1010 CD (1993). Quatre des six solos de la collection ZAyas (il manque les Sevillanas et les Alegrías)

"50 años de flamencología" : CD accompagnant l’ ouvrage (cf, ci-dessous, bibliographie). Sevillanas et Alegrías (78 tours Gramófono AE 4588)

Accompagnement du cante

Manuel Vallejo : "Copa Pavón y llave de oro del cante, vol. 1 et 2" : Sonifolk 20174 (2002) et 20182 (2004)

"El flamenco a través de la discografía, 1895 / 1950" : 6 CDs Pasarela CMF 6/601 (2000). Avec Manuel Centeno (vol. IV), Enrique Orozco (vol. V), et Canalejas de Puerto Real (vol. VI)

Luis Caballero : "La resurrección de mi voz cantada" : 2 CDs Pasarela CDP 3/ 857 (2003). Un cante (Mirabrás) enregistré en public à La Cuadra de Séville

Manuel Oliver : "Memoria viva de los cantes de Triana" Pasarela CDP 4/4737 (2004). Conversation avec Manolo de Huelva et un cante (Siguiriyas).

Bibliographie

José Blas Vega : "50 años de flamencología" : El Flamenco Vive, Madrid, 2007.

Remarquable recueil d’ articles, conférences, et textes de présentation de disques. Le présent article est basé, pour la biographie, sur cet ouvrage. Le CD qui accompagne le livre présente des enregistrements anciens de la collection de Blas Vega, très correctement restaurés par José Miguel Rodríguez (Aurelio de Cádiz, Isabelita de Jerez, Manolo de Huelva, Niño de Almadén, Juan Jiménez "En Cuacua", Juan Breva, Niño de las Marianas, Niño de La Isla, Niño de la Matrona, Sebastián Muñoz "El Pena", Niño de Cabra, Paca Aguilera, Niño de los Lobitos)

Partitions

Oscar Herrero et Claude Worms : "Traité de guitare flamenca / Cahier répertoire n° 1" : Editions Combre, Paris

Transcription des Alegrías de Manolo de Huelva

Extrait du CD d’ accompagnement du livre "50 años de flamencología“. Manolo de Huelva joue une partie des falsetas dans le documentaire "La Argentinita".

Entre l’introduction en rasgueados et la coda por bulería amenée par la gamme en picado accelerando ("Ida" traditionnelle, actuellement nommée "subida"), la composition est assimilable à un rondo varié : le motif de l’escobilla en Sol majeur serait alors le refrain, contrastant avec les falsetas en Sol mineur (couplets).

Alegrías / page 1
Alegrías / page 2
Alegrías / page 3
Alegrías / page 4
Alegrías / page 5
Alegrías / page 6
Alegrías / page 7
Alegrías / page 8
Alegrías / page 9

Transcription de deux falsetas "por Bulería" de Manolo de Huelva

Falseta n° 1 : avec Manuel Vallejo ("María Magdalena", canción por Bulería)

Faseta n° 2 : avec Manuel Vallejo ("María de la O", canción por Bulería)

Bulerías / page 1
Bulerías / page 2
Bulerías / page 3

Galerie sonore

Manolo de Huelva : alegrías
Manuel Vallejo "María Magdalena"
Manolo de Huelva, Manuel Vallejo/Obra Completa, Vol. 13 (2011)
Manuel Vallejo : "María de la O"
Manolo de Huelva, Manuel Vallejo/Obra Completa, Vol. 13 (2011)

Manolo de Huelva : Alegrías

Manuel Vallejo : "María Magdalena" (guitare : Manolo de Huelva)

Manuel Vallejo : "María de la O" (guitare : Manolo de Huelva)


Alegrías / page 9
Alegrías / page 8
Alegrías / page 7
Alegrías / page 6
Alegrías / page 5
Alegrías / page 4
Alegrías / page 3
Alegrías / page 2
Alegrías / page 1
Manolo de Huelva : Alegrías
Manuel Vallejo : "María Magdalena"
Manuel Vallejo : "María de la O"
Manuel Vallejo "María Magdalena"
Manolo de Huelva : alegrías
Manuel Vallejo : "María de la O"




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