Patricio Hidalgo : "Figuras flamencas"

mardi 29 novembre 2022 par Claude Worms

Patricio Hidalgo : "Figuras flamencas" — Sevilla / Granada, Libros de la Herida & Entorno Gráfico, 2022 (251 pages, textes en espagnol).

"A la hora de pintar me sitúo entre dos mundos con lenguajes pictóricos diferentes : el mundo de la figuración, en el que los símbolos juegan con las formas , y el mundo de la abstracción, en el que las emociones juegan con la imaginación. Los resultados suelen ser muy intuitivos, pero con muchos trabajos previos. No suelo insistir mucho en las formas, busco la frescura y no me gusta loconclusivo, ya que las formas muy acabadas o difinidas carecen de movimiento, sensación o gesto. Intento que el espectador participe con su imaginación y concluya la obra en su mente y que le despierte algo en su interior." (page 231).

Ces propos de Patricio Hidalgo, extraits d’un passionnant entretien avec José María Gómez Valero précédé d’un texte de Karen Elizabeth Bishop (pages 225 à 237) pourraient nous dispenser de tout autre commentaire sur "Figuras flamencas", une magnifique rétrospective de son œuvre graphique et pictural (mais pas que... cf. ci-dessous). Même si le nom de l’artiste ne leur est pas forcément familier, nos lectrices et lecteurs auront sans doute eu l’occasion d’admirer ses créations pour des affiches ou des illustrations de jaquettes de disques et de programmes de spectacles.

Comme tous les grands peintres, Patricio Hidalgo est d’abord un maître du dessin : "En los inicios me pasé muchos años dibujando. y en esa práctica encontré lo que más me gusta hacer y pasé a tener siempre diarios dibujados ; con el dibujo soy capaz de encontrar cosas interesantes para hacer algo más grande, un cuadro, una videocreación, un espectáculo." (page 230). Il doit sans doute à ces années de travail préalable (participant des"[...]muchos trabajos previos[...]") une sûreté et une rapidité d’exécution qui lui permettent de capter instantanément, non seulement les traits des artistes dont il fait les portraits, mais surtout leur être intérieur tel qu’il se manifeste et évolue en cours de performance (et donc leur(s) style(s)), et finalement de capturer l’insaisissable duende — au sens qu’Anne-Sophie Riegler donne à ce terme ("Les enjeux d’une esthétique du flamenco. Etude analytique et critique du duende" — Paris, 2018), un éclair de climax pendant lequel un affect singulier devient mystérieusement collectif. Ainsi l’immobilité du dessin vibre de musique (cf. illustration ci-dessus) ou de mouvement (cf. illustration ci-dessous) :"Si hago un cantaor, quiero su quejío ; si hago una bailaora, quiero la gracia de su baile ; si hago un retrato, quiero que viva. La emoción es mi rebeldia, la gasolina del cóctel molotov". (page 230). L’usage parcimonieux de tâches colorées (musicalité du phrasé) ou, plus encore, d’insondables espaces vides (musicalité du silence) nous rendent physiquement présents un mélisme ou un braceo dans ce qu’ils ont de plus impalpable — ou encore, comment peindre les réminiscences émotionnelles indélébiles qu’impriment en nous les émotions flamencas dans ce qu’elles ont de plus fugace. On ne s’étonnera donc pas que Patricio Hidalgo soit un adepte inconditionnel de la peinture live (dans tous les sens du terme) en symbiose avec des musiciens et danseurs tels Rafael Riqueni, Belén Maya, Laura Vital, Leonor Leal, Esperanza Fernández, Rosario Toledo, Juan Murube, La Yiya, Daniel Casares, Rafael de Utrera, Andrej Vujicic, Raúl Rodríguez, Marco Flores, María Jesús Bernal, etc.

Les racines flamencas du peintre sont intimement liées à La Puebla de Cazalla, le terroir de José Menese, Diego Clavel et Manuel Gerena. C’est dire qu’il peint plutôt son flamenco por siguiriya, soleá ou toná que por bulería. Comme pour Francisco Moreno Galván, l’un de ses maîtres, le flamenco est pour lui, non un divertissement, mais une arme de résistance, voire de combat. D’où la véhémence de beaucoup de ses portraits et, plus encore, de ses séries de variations croquées sur le vif (Mario Maya, Camarón, Fernanda de Utrera, Fernando del Central, Juana la del Pipa, El Borrico de Jerez, Rancapino, Diego Clavel, José Menese — dont une glose terrifiante du "Romance de Juan García") ou d’après des photos et documents historiques (Antonio Gades, Manuel Torres, La Niña de los Peines). D’épure en épure, certaines confinent à l’abstraction des idéogrammes.

José Menese / Diego Clavel

Mario Maya (La farruca)

Aussi le peintre s’attache-t-il également à nous faire vivre la sociabilité flamenca, en particulier dans le cadre des fiestas, entre autres au mythique Gran Café Central de La Puebla de Cazalla (là même où nous avions eu le privilège de nous entretenir longuement avec Diego Clavel en octobre 2009 — Entretien avec Diego Clavel, ou Entrevista a Diego Clavel (traduction en espagnol par Maguy Naïmi). Un lieu rêvé pour des fêtes rêvées, au cours desquelles communieraient Pastora Pavón, Paco de Lucía, La Paquera, Parrilla de Jerez, Manuel Torres, Diego del Gastor, etc. Nous ne pouvons malheureusement reproduire ces scènes oniriques présentées sur deux pleines pages, la réduction du format imposée par la mise en page du site les dénatureraient irrémédiablement. C’est que le flamenco vécu par le peintre est aussi une affaire de mémoire et donc de dialogue permanent, parfois conflictuel mais toujours fécond, entre héritage à préserver et créativité à affirmer. Patricio Hidalgo applique à sa propre discipline la même dialectique flamenca. Son œuvre est nourri de quatre siècles de peinture. Dans son panthéon personnel, dont on peut déceler des traces plus ou moins explicites dans ses propres tableaux, figurent entre autres Zurbarán, Murillo, Bacarisas, Torrigiano, García Ramos, Kirchner, Kokoschka, Kollwitz, Nolde, Dix, Ensor, Munch, Bacon, Kitaj, Hockney, Freud, Auerbach, Rego, Kahlo, Lam, Singer Sargent, de Kooning, Motherwell, Kline, etc. (liste non exhaustive, notamment pour les artistes contemporains — cf. page 236). Nous serions tenté de leur ajouter quelques grands caricaturistes (cf. Moraíto) et symbolistes "Art nouveau / Sécession" (cf. Niña de los Peines).

Moraíto

Un long prologue (pages 9 à 49) de Miguel Ángel Rivero Gómez situe la production de Patricio Hidalgo dans le temps long, avec une histoire très documentée des rapports de "l’art visuel au flamenco", une biographie de l’artiste et une analyse de son œuvre à partir de trois notions-clés, "Mancha, grito, gesto". La première partie est illustrée par de belles reproductions de García Ramos, Rodríguez de Gúzman, Doré, Singer Sargent, Moreno Galván, Lamarca, etc. La rétrospective qui suit est divisée en cinq chapitres ("De lo flamenco" / "Sueño de una fiesta flamenca" / "El grito" / "Figuras flamencas "Metamorfosis de lo jondo" (en collaboration avec le peintre Murdo Ortiz) précédés de poèmes en forme de letras de David Eloy Rodríguez et José María Gómez Valero. L’éditeur n’a pas oublié une autre facette du talent de Patricio Hidalgo, ses créations vidéos consacrées à José Menese, Mario Maya, Pastora Pavón "Niña de los Peines", Antonio Gades, Diego Cavel, Fernando del Central, Patricia Guerrero ou Pepe Torres (là encore, liste non exhaustive). Certaines ont été utilisées par des documentaristes, notamment Remedios Malvárez et José Romero ("Menese" ) et Pedro Callejas ("Mujer, gitana y reina del cante", sur la Niña de los Peines). Les heureux acquéreurs du livre pourront accéder à treize d’entre elles par des QR codes ("Pintura en movimiento", pages 218 à 223).

Pastora Pavón "Niña de los Peines"

Soulignons l’impeccable réalisation éditoriale de Libros de la Herida et d’Entorno Gráfico, indispensable à tout livre d’art. "Figuras flamencas" est aussi une introduction idéale au flamenco, tant il est vrai que pénétrer dans l’univers émotionnel de cet art est un préalable essentiel, avant de se perdre dans le dédale de son répertoire, de son histoire et des querelles subséquentes — on pourra même se contenter de cette immersion initiale, sans dommages ultérieurs pour le bonheur toujours renouvelé de l’écouter et de le voir.

Claude Worms





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